Pour cette soirée du vendredi au Primavera Sound Festival, on attend la tête d'affiche qui a permis au festival d'être complet en quelques jours seulement après l'annonce de la programmation : les lunaires Radiohead et leur cortège de fans surexcités. Mais avant de tenter d'apprécier leur concert dans de bonnes conditions, nous débutons comme à notre habitude à l'abri sur les petites scènes.
Nous accourons vers l'un des tous meilleurs groupes de garage-psyché du moment, les californiens de
White Fence, qu'on imagine volontiers folâtrer avec leurs amis de Ty Segall, également présents sur le festival, entre deux concerts. Ils ont peut-être même dû folâtrer un peu trop. Tim Presley et son groupe ont décidé de lâcher les chevaux (et les cheveux) pour une prestation incisive où les nuances et la subtilité qui les caractérisent sont oubliées. Pas vraiment de place laissée aux déliés pop mais un amas de guitares fulgurant, couvrant quasiment la voix charnelle qui fait tout le charme du groupe. Les riffs en boucle se succèdent indéfiniment pour laisser seulement évoluer derrière eux, quelques tréfonds tournoyants. White Fence livrent un set purement rock-noisy qui s'achèvera même sur une variation d'une même boucle pendant une dizaine de minutes, durant un final interminable qui nous aura complètement perdus. La coolitude décontractée et déglinguée qui les caractérise à l'habitude a donc cédé à la tentation du set de festival trop agressif.
Reposons-nous quelques instant sur la fameuse scène Rayban où
Ben Watt (ancien membre d'Everything But The Girl) vient nous ravir de ses variations folk, accompagné par la guitare de Bernard Butler (ancien membre de Suede). Une ambiance mystique et ondulante règne sur cette fin d'après-midi où la voix grave et profonde de l'anglais se mêle à des résonnances mélancoliques au blues palpable. Ben Watt et Bernard Butler parviennent à nous toucher grâce à la justesse immédiate du mélange de leurs intensités. D'une beauté cristalline.
Dans la série des jeunes pousses, l'américain
Alex G a déjà débuté un concert à l'introduction étonnante et très différente de ce qu'on connaît de son très bel et très calme album
Beach Music. Les débuts sont chaotiques, débridés, criards et extrêmement dissonants, ce qui fait nous demander si nous ne nous sommes pas trompés de scène. Il pioche alors allègrement sur ses premiers titres plus ou moins auto-produits et davantage dans la déstructuration. La seconde partie de set est plus calibrée avec des ballades folk estivales, contenant tout de même ce coté lo-fi salissant les compositions, un peu comme le
Shady Lane de Pavement. D'une voix à peine effacée, Alex G parvient à enchaîner des titres aux allures de tubes en puissance, en les faisant évoluer vers des terrains tumultueux et assez loin de l'évidence. Le fait est qu'on ne savait pas trop à quoi s'attendre de la part de quelqu'un qui a sorti une cinquantaine de morceaux sur une année, mais le prolifique Alex G est parvenu à transformer le chaos primaire en refrains poppy en l'espace d'une prestation. Espérons que sa production intensive ne se calme pas trop rapidement pour le bien de nos oreilles.
Nous restons sur cette même petite scène pour accueillir le guitariste de Kurt Vile & The Violators avec son propre groupe :
Steve Gunn. Nous avons affaire à un impressionnant maniement des guitares, tenant davantage du virtuose que du chanteur aux mains nus. Cela explique certainement sa concentration et son sérieux. La complexité dans les variations de cordes est affolante, s'évadant de mélodies passionnantes pour nous transporter dans des développements tenant du classic-rock américain à la Bruce Springsteen ou encore du rock-psyché. La voix quand à elle reste dans une certaine monotonie qui a tendance à se reposer sur les instrumentaux pour faire décoller les morceaux. On sent bien que Steve Gunn est davantage un guitariste qu'un leader et chanteur, mais il parvient à nous étonner par la perfection d'un live semblant pratiquement sorti d'un enregistrement studio. Un peu d'âme américaine sur le bord de mer espagnol.
Oublions un moment le bord de mer pour nous terrer dans la poussière des scènes géantes du festival. Le public commence à se masser en attendant la venue du fameux quintet d'Oxford supposé nous en mettre plein la vue. Nous désirions notre setlist Best Of de
Radiohead : notre dose quadriennale du groupe qui a marqué notre adolescence. Nous l'avons eue, même si c'est par les cinq premiers titres du dernier album en date
A Moon Shaped Pool que débute ce concert, face à un public pas encore tout à fait dans le bain. On frétille bien des tympans car la voix de Thom Yorke est magistrale, on aperçoit bien Johnny Greenwood se recourber ou Phil Selway droit comme un métronome, mais il manque encore la flamme qui va mettre le feu aux poudres. Elle viendra avec ce bruit de radio espagnole en reverb, qui annonce automatiquement dans notre tête
The National Anthem. Nous savons que la basse tant attendue va résonner. Et quand elle résonne, tout explose enfin, à retardement, mais nous y sommes.
L'hymne de l'album
Kid A s'étale de toute sa force, même si le son aurait pu être plus élevé encore. Qu'importe, il est étonnamment bon lorsque les quatre notes de
Talk Show Host transpercent la stratosphère. Thom Yorke nous électrise avec ses « You want me ? Fuckin' well come and find me » pour l'un des sommets de perfection du groupe, atteint sur cette face-b perdue. L'enchainement de
No Surprises avec
Pyramid Song nous fend le cœur de part en part, avec un karaoké inévitable d'un public en communion sur la première, et les chœurs angélique d'un Thom au piano, accompagné par l'archet de Johnny crissant sur sa guitare sur la seconde. La magie opère. Le silence est religieux à tel point que des « chut » ironiques se font entendre suite à un incontrôlable éternuement de ma voisine. On sent un public interconnecté par ce groupe qui le réunit, on essaye d'abord de s'en extirper car après tout : ce groupe, c'est notre groupe ! Puis on cède aux premières notes de
Karma Police pour déclamer ce « I lost myself » si beau à entendre quand il est repris à tue-tête derrière la voix de tête torturée de Yorke. L'enchaînement avec l'album
Kid A nous fera sauter comme de beaux diables : une version au synthé déglingué et dissonant de
Everything In Its Right Place sera suivie par la folie saccadée de
Idioteque interprétée dans une sourdine minimaliste angoissante. Pour terminer la première partie du concert avec des larmes immédiates, la pépite
Street Spirit nous liquéfiera dans un « fade out again » tourmenté. Le cœur vient d'exploser, il n'y a plus personne.
Pour le premier rappel, Radiohead résument leurs neuf albums en cinq titres avec l'électronique
Bloom, précédent l'immense et labyrinthique
Paranoid Android, sommet de pop psychédélique. Les guitares s'excitent subitement dans un torrent lumineux avant ce pont atmosphérique qui parvient encore et toujours à nous connecter entre-nous grâce à ces « rain down » langoureux. La ballade
Nude permet de nous calmer avant le terrible duo
2+2=5 /
There There. On revit alors un peu sa propre existence tant chaque morceau de Radiohead correspond à quelque chose de précis dans notre histoire. Et quelle meilleur défibrillation pour nous relancer le cœur que de revenir sur scène en jouant les premiers accords de
Creep ? Titre détesté par certains, qui a bien failli causer la perte d'un groupe semblant aujourd'hui le retrouver, adulé par d'autres.
Creep provoque l'hystérie générale dans l'assemblée. On se rend compte que Thom Yorke l'interprète de tout son cœur, accompagné comme un seul homme par les festivaliers. L'explosion de guitare n'est pas aussi puissante que dans nos souvenirs mais qu'importe, c'est la chanson de notre vie qui est jouée devant nos yeux. Il suffit d'en profiter et de les remercier pour tous ces instants comme un simple fan, qui le restera toujours, malgré toutes leurs évolutions. Because they're so fuckin' special.
Sans temps mort, nous enchaînons avec le concert de
Animal Collective qui ne semble pas avoir attiré la foule puisqu'on parvient sans encombre à l'avant de la scène Rayban. Le groupe de Baltimore fait la part belle à son nouveau disque
Painting With, légèrement plus accessible que les précédents puisque comprenant davantage de sonorités pop au milieu de la masse incongrue d'expérimentation electro-psyché complexes. Evidemment, on ne se refait pas du jour au lendemain et ces morceaux connaissent eux-mêmes un rhabillage à la sauce marinara, puisque nous les retrouvons noyés comme un pulpito sous des beats et autres étirements synthétiques orientaux entremêlés. Les visuels chatoyants sont bien entendu de rigueur, nous brouillant la vue dès l'excellente introduction sur
Golden Gal et sa rythmique nonchalante rappelant presque les Beach Boys (en avant-goût de ce qui nous attend le lendemain). Nous aurons droit à notre dose d'instrumentaux angoissants, de vocodeurs robotiques à voix remixées et de délires tropico-tribaux onomatopéiques en tout genre. Animal Collective sont souvent compliqués à suivre, surtout à jeun, mais leurs fulgurances subites et la variété de leur son repousse forcément l'ennui à une date ultérieure. Leur folie s'achèvera sur le tube en puissance du dernier album qu'est
FloriDada, aka le titre qui s'inscrit immédiatement dans le cerveau quand on l'écoute. La séance de danse dadaïste collective est obligatoire sur cet extrait tellement joyeux qu'il nous collera le sourire pour le reste de la nuit. Il ne manquait que les palmiers.
Baltimore encore : nous poursuivons par un rendez-vous galant avec Victoria Legrand et son groupe
Beach House, succédant difficilement à Radiohead. Le matériel des anglais a enfin été dégagé de cette scène avec un peu de retard et le duo peut enfin nous faire planer avec leurs déliés synthétiques semblant s'écouler au ralenti dans un festival ou tout passe bien trop vite. La chanteuse à la voix chaude et enveloppante se cache sous un poncho brillant mais ne rate pas sa cible lorsqu'il s'agit de nous enchanter de tout notre être. Des étoiles brumeuses scintillent à l'arrière de la scène, laissant le groupe dans une pénombre nous incitant presque à fermer les yeux pour mieux rêver. L'un des groupes les plus exaltant des dix dernières années parcourt son répertoire en enchainant ses sommets dream-pop comme la divagante
Silver Soul, la rassurante
Wishes ou encore
Take Care qui voit Victoria Legrand s'occuper de notre extrême fragilité comme personne d'autre. Même avec les derniers extraits en date comme
Elegy To The Void, Beach House parviennent à nous prendre par les sentiments les plus beaux, à nous froisser doucement comme une feuille de papier pour mieux nous reconstruire. Le final électrique sur
Sparks achève le set sur un sommet, même si on aurait volontiers aimé le voir prolongé aussi longtemps que celui de Radiohead. Si les titres restent constamment dans une même veine, les émotions que Beach House parviennent à procurer par leurs légères variations sont tellement puissantes qu'on ne ressort jamais indemne d'un face à face avec Victoria.
La nuit était censée se terminer en apothéose avec une fête au son du trio australien
The Avalanches qui avaient annoncé leur grand retour à la surprise générale, après quinze ans d'absence. Nous ignorions sur le moment que ces derniers ne proposeront qu'un simple DJ Set, malgré tout diablement efficace puisque composé autant de vieux samples soul que de chants africains, de beats électro ou de David Bowie. Nous contenons notre déception de n'entendre aucun titre original du groupe en remuant de tout notre corps tant l'enchaînement est d'une excellente facture. Seul un extrait du fameux tube
Frontier Psychiatrist nous rappellera à qui nous avons affaire et nous fera crier un peu plus fort encore. Malheureusement, l'un des membres du groupe a été retenu pour des problèmes de visa et The Avalanches ont composé avec de (très bons) vinyles pour proposer malgré tout une « prestation ». On s'en contentera très bien jusqu'à la date française unique du groupe du coté de Saint-Malo en août.
Nous avons encore pu enchaîner merveille sur merveille dans cette soirée barcelonaise presque parfaite. Le fan qui est en nous retiendra évidemment les prestations de Radiohead et Beach House mais n'oublions pas les très bons Alex G et Steve Gunn qui ont idéalement ouvert la voie. On rembarque une dernière fois quelques heures plus tard pour un dernier soir encore meilleur (oui c'est possible) !