logo SOV

Blanck Mass

Interview publiée par Xavier Ridel le 26 juin 2015

Bookmark and Share
Quatre ans après la sortie de son premier album sur le label Rock Action de Mogwai, Benjamin John Powers, aka Blanck Mass, publie Dumb Flesh chez Sacred Bones Records. En résulte une succession de huit chansons torturées, sous forme d’odes aux chairs tombantes et à la fragilité du corps humain. Lâchant son iPad ouvert sur Garage Band, la moitié de Fuck Buttons, aux cheveux grisonnants, au regard vif et à la mine étonnamment chaleureuse, répond à nos questions.

Pourquoi avoir choisi le titre Dumb Flesh pour ton second disque ?

Eh bien, j'étais en train de composer l'album, et il y avait une sorte de colère en moi. Une colère contre l'humanité, l'humain et ce que nous sommes. De manière génétique, je veux dire. Quelque chose d'assez grave m'est arrivé, me laissant parfois incapable de marcher pendant plusieurs jours d'affilée. Et il y a donc une sorte de rage qui transpire à chaque note de cet opus. Et, outre ces choses, que j'ai vaguement évoquées, sans vouloir aller plus dans les détails (sourire), plusieurs idées et visions que j'ai de l'Homme ont contribué à donner cette couleur sombre au disque.

C'est pourquoi cet album sonne beaucoup plus violent et industriel que ce que tu as pu faire avant ?

Je pense, oui. En fait, le procédé d'écriture a été exactement le même que pour le précédent. Je pars toujours de quelques idées, puis c'est comme si mon inconscient faisait le reste, comme si les chansons se composaient d'elles-même. C'est une méthode de composition très hasardeuse, en fait. Je ne fais qu'explorer.

Mon inconscient fait, en quelque sorte, le boulot.

C'est aussi du à l'usage de synthétiseurs modulaires, non ?

Oui, aussi. Mais je ne suis venu à ces derniers que plus tard. J'ai reproduit l'album environ trois fois. En conséquence, inutile de te dire à quel point les premières versions diffèrent de celle que tu as pu écouter, en particulier au niveau des textures et des rythmes. Donc si la forme a pu évoluer, sur le fond, ma méthode de composition n'a pas changé : mon inconscient fait, en quelque sorte, le boulot.

Tu sembles attiré par ce concept d'inconscient...

On m'a souvent demandé, lors de précédentes interviews, ce qui avait influencé cet album. Mais je trouve cela très difficile de pointer du doigt une ou deux choses et de dire : voilà, c'est pour ça. Si la musique est une manière de se plonger dans sa propre psyché, je crois qu'il est quand même difficile de savoir réellement pourquoi on a écrit telle ou telle chanson, ce qui a guidé nos neurones. A moins de faire une psychothérapie (rires). Mais, en fait, ça ne m'intéresse pas trop. Je n'ai pas forcément envie de savoir pourquoi j'arrive à une certaine conclusion, pourquoi je compose ce genre de musique et pas une autre. Et à vrai dire, je n'ai pas le temps pour ça ! Mais, maintenant que tu me poses la question, c'est vrai que j'ai tendance à le faire dans ma vie de tous les jours, à essayer de rationaliser quelques parties de ma vie. Mais je ne fais pas ça pour mes chansons, je n'ai pas envie de briser la magie, le mystère qui entoure le processus créatif. J'ai toujours travaillé au feeling, donc j'essaie de conserver ça, tout est centré sur l'émotion.

Je vois. Revenons à des choses plus pragmatiques : pourquoi as-tu décidé d'aller chez Sacred Bones Records ?

Caleb Braaten est un ami de longue date, ainsi que Mogwai d'ailleurs, dont le label avait publié mon premier album. Mais Sacred Bones me semblait être la maison adéquate pour accueillir Dumb Flesh. Ils sont très portés sur l'esthétique, sur la conception des pochettes, et c'est une des raisons qui m'a poussé à aller vers eux. Je suis très heureux de ce qu'on est arrivé à construire ensemble.


C'est aussi là qu'est John Carpenter. Était-ce un rêve de le remixer, de le rencontrer ?

Absolument. Je crois que c'est le rêve de chaque musicien électronique. Dans ce petit monde à l'intérieur duquel j'évolue, c'est un vrai ténor, un pionnier. Il a poussé les machines dans leurs retranchements, n'a fait qu'un avec elles.

Ce que tu fais aussi à ta manière. Comment vis-tu ça, cette connexion entre les machines, justement, et l'humanité ? Ne penses-tu pas que cela pourrait nous dépasser un jour ?

C'est un risque, oui. Je suis parfois effrayé par le pouvoir qu'ont sur nous toutes ces choses, virtuelles ou analogiques. Mais on peut aussi être optimiste sur l'usage de celles-ci, si tant est qu'on les utilise à bon escient. Je ne veux pas être moralisateur ou autre chose, mais je pense que nous devrions les utiliser comme des extensions de l'humanité, même s'il est parfois difficile de le faire. Tu vois, avec mes instruments, c'est comme une relation amoureuse passionnelle. Chacune à son tour, une des parties prend le contrôle sur l'autre, je me fais maitre des machines, puis inversement. C'est ça le danger, se laisser prendre au jeu, plonger tête la première dans cette spirale addictive. Tout est une question de mesure, en fait. Mais il est pratiquement impossible de trouver un juste milieu. Pardon si ma réponse était confuse, mais ta question n'était pas facile. (rires)

Pas de souci !

Mais attends, pour te répondre entièrement, il faut appréhender les différents cotés de la chose. Il n'y a pas que la musique, et quand tu regardes ces foutues imprimantes 3D, c'est vraiment effrayant. Maintenant, toi ou moi, petits mecs lambdas, allons pouvoir imprimer des armes, des maisons... C'est plutôt terrifiant.

C'est vrai. Pour revenir à la musique, Lung est la chanson la plus calme de cet album. Est-elle là pour permettre à l'auditeur de souffler un peu ?

On peut le voir ainsi, oui. Dans tous mes albums, la narration et l'ordre des chansons sont très importants. Je passe autant de temps à choisir cet ordre qu'à composer mes titres. Voire plus, à bien y réfléchir. Je n'aime pas trop le concept de single, d'une chanson prise dans son individualité. C'est très important d'être mené dans différents endroits lors de l'écoute d'une oeuvre entière; et je pense que Lung, qui vient juste après Double Cross et sa noirceur grandiloquente (rires), est effectivement un moment assez calme et tranquille. Éphémère en tout cas, puisque ce dernier sentiment est très vite brisé par la chanson suivante.

J'essaie à chaque fois de faire en sorte que rien ne transparaisse des paroles dans mes chansons.

Loam, qui ouvre cet opus, est sublime. D'où provient la voix ?

Eh bien, merci déjà ! C'est une manipulation vocale, comme j'ai l'habitude d'en faire. Il y en a beaucoup dans mes enregistrements. J'essaie à chaque fois de faire en sorte que rien ne transparaisse des paroles dans mes chansons. Je comprends le concept de mots dans la musique pop et caetera mais je n'aime pas guider l'auditeur, lui dicter que penser, que ressentir lors de son écoute. Rien ne m'importe plus que ça : mets trois personnes dans une pièce avec un titre électronique, sans paroles, donc. Chacune se plonge dans celui-ci. Leur vision diffèrera forcément à chaque fois, et surtout, sera autre que celle de l'artiste lui-même. Cette subjectivité est magnifique.

Tu ne feras donc jamais de collaborations avec des chanteurs ?

Je l'ai déjà fait. Enfin, outre Fuck Buttons ou Blanck Mass, j'ai déjà produit des choses avec des vocalistes, et quand bien même, je ne me ferme aucune porte. Mais je sais que ça ne conviendrait pas à ce projet-ci.

Tu vois Blanck Mass comme un projet de musique classique, en quelque sorte ?

C'était là mon intention première, oui. Certes, il y a ces synthétiseurs, ces laptops, quelques guitares, mais il y a seulement la musique. Rien d'autre. Alors oui, en quelque sorte, c'est du classique. C'est juste que je n'ai pas l'argent pour me payer un orchestre (rires). Le premier disque de Blanck Mass, et qu'importe les désillusions qui suivirent sa sortie, était réellement comme ça. Mais je considère que beaucoup d'artistes contemporains font, en fait, de la musique classique.


Ta musique semble presque schizophrénique, comme si le bien et le mal ne cessaient de se confronter. Tu t'accordes à cette idée ?

Oui. Je vais revenir au label, mais il y a, chez eux, cette idée d'ombre qui ne les quitte pas. On peut même revenir au concept de l'album dans sa totalité, avec cette sorte de négativité collective. Et ce poids de la société, cette lourdeur constante qui brise toute innocence, au sens premier du terme. Je ne t'apprends rien. Mais donc oui, il y a une réelle part d'ombre chez Blanck Mass.

Tu essaies de passer un message à travers ce projet, ou simplement de t'exprimer ?

Je veux simplement m'exprimer. Qui plus est, ces chansons me sont très personnelles, et j'aime à croire que les gens les utiliseront, les écouteront et les ressentiront de manière totalement différente à la mienne.

En conclusion, pourrais-tu nous rassurer et nous dire que Fuck Buttons n'est pas terminé ?

(rires) Non, Fuck Buttons va bien. J'avais juste besoin de me concentrer sur ce projet en solo qu'est Blanck Mass, le premier opus m'ayant laissé un acre goût d'inachevé. Mais nous continuerons et sortirons de nouvelles choses, dès que possible.