Chappaqua Wrestling

Certains artistes ont réellement un problème avec l'idée de critique. Prenez par exemple Robert Smith, leader de The Cure. Depuis des années, ce dernier explique qu'il n'accepte pas qu'une personne ne créant rien ait l'audace de jauger ou commenter sa musique, considérant certainement que le processus créatif ne peut être analysé et appréhendé que par un initié, qui a ostensiblement éprouvé les arcanes de l'élaboration d'une œuvre.
Le concept peut s'entendre. Mais alors, faut-il être nécessairement musicien de premier plan pour apprécier à sa juste valeur les productions d'un groupe ? Faut-il être érudit en peinture pour parler d'un tableau, en donner une interprétation et partager les émotions qui vous traversent ? Au demeurant, il est bon de se rappeler de la critique acerbe et des mots dévastateurs du journaliste Paul Morley lors de la sortie de Pornography en 1982. Cet album représente pourtant pour beaucoup de fans la pierre angulaire de la discographie de The Cure, un climax jamais égalé dans l'écriture et la composition du groupe. On imagine mal le jeune Robert Smith ne pas avoir été touché par les mots de Paul Morley. Le fait que le journaliste soit aussi membre de The Art Of Noise a t'il changé la façon dont le leader des Cure a encaissé la missive ?

Plus récemment, Ed Sheeran posait la question lors d'une interview avec le magazine Rolling Stone de l'intérêt des critiques, évoquant la multitude des plateformes de streamings qui rendaient de fait l'existence des critiques caduque. Chez les jeunes gens de Manchester que sont Chappaqua Wrestling, l'approche est un peu différente. Il semblerait que le groupe n'accepte pas que l'on remette en question leurs performances scéniques, sous peine de ne plus vouloir partager sa musique avec les vils outrecuidants du webzine que vous êtes en train de lire actuellement.
Il n'aura pourtant pas fallu déployer des efforts démesurés pour obtenir les dernières productions du groupe. Ce qui est sûr, c'est qu'il aurait été bien dommage de ne pas avoir accès à Plus Ultra car ce premier album du groupe a vraiment beaucoup de choses à donner. La musique de Chappaqua Wrestling n'est pas vraiment post-punk, et ne reprend pas réellement des codes que l'on connaît, à tel point que la plupart du temps, la formation nous embarque sur une musique très personnelle qui fait penser à une pop ou un rock indie à l'américaine que n'auraient pas reniés Weezer. La référence au groupe de Rivers Cuomo paraissait surtout prégnante sur The Rift, single sorti en 2020. Ici, on change toutefois légèrement de cap, et il est sûr que le groupe a fait du chemin depuis, faisant sensiblement évoluer sa musique.

Sur Plus Ultra, le brouillard de Manchester est bien loin, et l'écoute s'apparente à une aventure vers des grands espaces ensoleillés. La musique de Chappaqua Wrestling est foncièrement positive sans être naïvement béate, elle déborde d'énergie sans trop en faire comme sur ce triomphal Full Round Table totalement emballant. Ce titre lumineux et explosif a quelque chose du Nietzsche des Dandy Warhols, le côté post-punk en plus souligné par cette basse lourde et ronde. Ce morceau épique agit comme un hymne et a tout pour se placer en bonne place dans vos cœurs pour cette année 2023. Sur Need You No More, on retombe sur des schémas plus conventionnels et au final peut-être moins intéressants.
Mais ce n'est pas une constante sur Plus Ultra, car ces jeunes gens ont vraiment la volonté de ne pas tomber dans la facilité d'une pop qui serait trop redondante et ennuyeuse. Chappaqua Wrestling savent surprendre, utiliser des structures déjà entendues et les remodeler à leur façon, avec leurs envies et leurs aspirations. Démonstration faite sur Wayfinding, autre single sorti quelques mois plus tôt. Ici, les mancuniens font preuve d'un talent pour l'écriture d'une mélodie qui vous accroche et ne vous lâche plus. C'est extrêmement bien mené et intelligent.

Le groupe montre une certaine appétence pour les montées progressives, comme sur le formidable Wide Asleep. Ce titre pop parfait est comme un faisceau de puissance qui gonfle crescendo pour tout emporter sur son passage. Ce qui est sûr c'est que Chappaqua Wrestling prouvent une aisance singulière pour agencer les mélodies. Les refrains sont souvent imparables, et les mélodies fortes. C'est particulièrement vrai sur Can I Trick ou sur l'efficace Opaque. Pourtant, on ne peut pas accuser le groupe de facilité, preuve en est sur Kulture, qui ne changera pas la face du monde mais parvient pourtant à se distinguer par sa structure curieuse, assez particulière pour retenir l'attention.

Plus Ultra est réellement une bonne surprise. Voici un album qui met en avant tout le talent de composition d'un groupe dont la musique lumineuse et positive dégage une assurance et une maturité remarquable. Il ne reste plus qu'à espérer que cette maturité se traduise par une prise de recul. Les critiques ne sont pas vouées à blesser, ou à détruire le travail des artistes. Une critique négative ne veut pas dire qu'un album est mauvais. Il est seulement l'expression du ressenti d'une personne à un instant précis. Ce ressenti n'est pas forcément figé. Parfois, la façon dont on appréhende une peinture, une musique au fil du temps est en mouvement, s'enrichit de nouvelles perceptions. Un chroniqueur a également le droit d'être moins inspiré sur un papier, tout comme un groupe a le droit d'être moins performant un soir, pour des raisons personnelles ou extérieures. Il est question de prendre de la hauteur. Qui sait ce que dirait Paul Morley de Pornography aujourd'hui ?