Let's Eat Grandma

Jenny Hollingworth and Rosa Walton n'avaient que seize ans lorsqu'elles ont imaginé l'univers onirique et féérique de I, Gemini, emprunt de fulgurances expérimentales tirées d'une impertinence adolescente remarquable. Une réussite assez flagrante qui triomphait de ses maladresses, et laissait alors présager un avenir pour les deux membres de Let's Eat Grandma.

Depuis, cette riche galaxie sonore aura trouvé le temps de se recomposer, de repenser ses influences et sa direction. Peut-être est-ce d'ailleurs une force de ces âges où les émotions se bousculent, les approches changent et les intentions artistiques se renouvellent. I'm All Ears est un second essai ambitieux, qui voit le renouvellement de l'approche à la pop du duo, et ne manquera pas de s'imposer comme l'un des essentiels du genre pour l'été, voire l'année, à venir.

Passé le patchwork sonore introductif offert par Whitewater, Let's Eat Grandma s'offrent un premier hymne pop pour ouvrir cet album, produit par Sophie et Faris Badwan de The Horrors. Les sonorités électroniques aiguisées de la première viennent donc s'allier aux synthés planants du second pour donner vie à Hot Pink, le morceau le plus percutant de l'album, où les voix du duo se rencontrent elles aussi dans une scansion affirmée et incisive. Hollingworth et Walton y font résonner une attaque en règle aux perceptions de la féminité dans une société où elles sont jugées minoritaires, et convoquent au passage les préjugés associés pour mieux les défier frontalement (« On my pony in the sky / I just want anything and everything / Just can't make it obvious).

À la suite de son single phare, la première partie de I'm All Ears trouve sa cohérence dans une pop explosive qui fait la part belle à ces nappes de synthés aériennes, parfois dynamitées par des beats insistants sur Falling Into Me, ou oeuvrant par eux-mêmes sur la délicate It's Just Not Me. Let's Eat Grandma prouvent au fil des morceaux ne pas avoir perdu de leur capacité à réinventer des variations à l'infini en jouant avec les matières et les harmonies. Elles usent aussi des thèmes de rupture et de sentiments incompris pour livrer, à la moitié de l'album, le solaire Snake & Ladders, qui se pare de lourds vrombissements et de notes envolées pour porter un chant inhabituellement intense et profond.

Parsemée de deux interludes, Missed Call (1) et The Cat's Pajamas, la seconde moitié de cet album résonne, quant à elle, musicalement apaisée. Comme le calme après les tourments émotionnels qui agitaient jusque là I'm All Ears sur tous ses plans, I Will Be Waiting marque un temps d'arrêt en associant synthés et pianos dans une ballade pop porteuse d'espoir. Elle laisse ensuite place à la section la plus intéressante, et la plus réussie de l'album ; ces morceaux de longue haleine où toute l'intelligence et le talent de ce jeune duo se voit donné l'occasion de s'exprimer sur une longueur exigeante. La progression harmonique de Cool & Collected fascine et envoûte, prise dans une structure singulière qui lui impose une succession de crescendos entre quelques sections délicatement jouées. Donnie Darko se voit, lui, entraîné dans une virée disco qui se dévoile à la manière d'un rêve, et vient emmener I'm All Ears vers une délicate fin de récit.

Let's Eat Grandma transforment l'essai et se projettent même dans une nouvelle dimension avec ce second album. Les deux années qui le séparent de I, Gemini ont déjà permis au duo se façonner un son totalement nouveau, qui, sans nier sa filiation, témoigne de leur intelligence musicale et les place aux avants-postes de l'avant-garde pop. Il ne resterait maintenant qu'à leur souhaiter un futur radieux, mais à quoi bon, puisque leur présent l'est déjà tout autant ?