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Let's Eat Grandma - I, Gemini
Chronique Album
Date de sortie : 17.06.2016
Label : Transgressive Records
5
Rédigé par Johan, le 23 juin 2016
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En découvrant Let's Eat Grandma il y a quelques mois avec l'apparition sur la toile de Deep Six Textbook, difficile de croire que ce morceau avait été composé par deux jeunes anglaises de 16 et 17 ans. Mais après les avoir vu en live, plus aucun doute : Jenny Hollingworth et Rosa Walton ont un talent inné pour la musique. Toutes deux impressionnent autant par la maturité et la richesse de leurs compositions que par leurs voix, cristallines et pouvant chacune d'elles aller dans des contrées opposées et lointaines. Les cordes vocales des deux jeunes filles ne sont pas seules mises en avant, les instruments prenant aussi beaucoup d'espace. Les compositions respirent tout au long de I, Gemini, avec très souvent de longues intros. De ce fait, la moitié des plages du disque vont au-delà des cinq minutes.

L'album débute par une de celles-là, à savoir le premier single du duo, Deep Six Textbook, une ballade synthpop épurée, dont on ne sait jamais véritablement si elle se veut menaçante ou joyeuse. Les arrangements des deux amies d'enfance voient des instruments en apparence opposés se compléter de manière fusionnelle, dans un premier temps avec la batterie étouffée au rythme lent sur laquelle viennent rapidement s'ajouter des handclaps, puis l'orgue funeste qui accompagne les voix distinctives de Jenny et Rosa durant une bonne partie du titre avant que ne surgissent un court solo de glockenspiel et des synthés triomphants sur son dernier tiers instrumental.
Dès Deep Six Textbook, on est donc de suite plongé dans l'univers si particulier de Let's Eat Grandma, qui pourrait paraître classique mais qui, après une unique écoute, redéfinit presque la vision que l'on se fait de la pop, qui vient d'élargir encore davantage ses horizons alors que l'on pensait cela impossible encore quelques minutes auparavant. On pourrait essayer de trouver la raison à laquelle cela est dû, si c'est grâce à l'insouciance de la jeunesse, au fait qu'elles n'aient pas encore assez d'expérience pour se reposer sur des influences déjà existantes ou autre : toujours est-il que I, Gemini est un des debut albums les plus personnels de ces dernières années.



Le second morceau, Eat Shiitake Mushrooms, débute sur une superbe mélodie au xylophone avant que les claviers ne s'invitent à la fête et nous fassent danser trois minutes durant. Les deux artistes viennent y poser leurs voix enivrantes à la moitié de la chanson, suivi d'un passage rap halluciné et stupéfiant qui fait irrémédiablement penser à CocoRosie – mais des CocoRosie psychédéliques qui auraient pris beaucoup de champignons hallucinogènes !
Après une minute d'intro portée par des airs d'harmonica et des voix posées se superposant l'une l'autre, Sax In The City rentre quant à lui dans le cœur du sujet avec, après un silence de trois secondes, l'apparition d'un saxophone qui délivre une mélodie terriblement entraînante et vraiment surprenante. Dès la troisième plage, on se rend ainsi compte de la diversité des arrangements et de la liberté de ton que les deux musiciennes ont adopté, partant ici dans une direction encore différente et novatrice, où l'on a de nouveau le sentiment d'écouter plusieurs chansons différentes tant les mélodies, aussi bien dans les instruments que les voix, se succèdent.

Chocolate Sludge Cake en est d'ailleurs la preuve la plus marquante, débutant sur un lent crescendo de trois minutes où viennent peu à peu se superposer des airs de flûtes puis un synthé et un chant menaçants qui, le temps de trente secondes, brouillent les pistes pour finalement nous emmener sur : un capharnaüm dissonant ; puis une pop portée par des handclaps et un clavier alien sur laquelle les deux anglaises livrent des vocalises débridées ; et enfin enfin un dernier tiers envoûtant, d'une mélancolie folle avec les cris les plus désespérés entendus depuis le « Is it still alive ? » d'Animal Collective sur Street Flash, débouchant sur un rythme bondissant qui vient progressivement s'atténuer au fil de l'eau.
Alors que quiconque aurait pu quasiment créer un album entier rien qu'avec les multiples idées qui traversent ce Chocolate Sludge Cake, Let's Eat Grandma en ont décidé tout autrement, parvenant à créer un morceau d'une unité folle, à la fois déroutant et profondément jubilatoire. I en va de même avec Rapunzel qui, après une minute vingt de piano classique virevoltant que l'on croirait tout droit sorti d'une scène heureuse d'un film Disney, bifurque sur un sombre conte de fée interdit aux enfants, aux nombreux actes portés par un piano omniprésent, dont un passage à l'aura Björkienne en son centre et un dernier quart sur lequel les deux phrases de fin culminent sur un point d'orgue crève-cœur où le piano est alors obscurci par le chant poignant puis une batterie lourde qui soudainement s'accélère pour, au final, revenir à quelques notes de piano et une flûte défaitistes.

Alors que l'on pensait avoir tout entendu de Let's Eat Grandma, Sleep Song revient à la charge avec son accordéon et son harmonica, sorte de continuité logique du précédent titre. Plus classique dans sa forme, il est porté par les deux chanteuses qui en font une ballade psychédélique, schizophrène et déroutante, retranscrivant à la perfection les paroles chantées puis parlées, aux multiples effets et de plus en plus étouffées tout du long, avant de conclure sur des cris cacophoniques qui nous font nous réveiller comme si l'on sortait d'un long état de veille à la fois inquiétant et réconfortant. Le diptyque est pesant, autant dans les thèmes abordés que les arrangements et les voix qui prennent aux tripes comme rarement cela a pu être le cas.
On trouve alors le répit avec Welcome To The Treehouse, Part I, une composition à la dream pop éthérée sur laquelle les deux amies, de leurs cordes vocales immaculées, se répondent l'un l'autre. Welcome To The Treehouse, Part II offre, elle, un rythme plus dynamique, avec des sonorités et des percussions évoquant la nature et la vie sauvage, tandis que le chant de Welcome to the Treehouse, Part I est ici revisité, plus soutenu et démultiplié, dense et dansant. Le dernier morceau, Uke 6 Textbook, est quant à lui un bonus bienvenu après l'intensité des quarante-six minutes passées, empruntant de nouveau une autre voie. Jenny et Rosa reprennent en effet Deep Six Textbook dans une version espiègle et adolescente, à base de ukulélé et de xylophone, dénotant avec le reste du disque et concluant sur une note d'espoir.

Ambitieux et à l'ambiance oppressante, I, Gemini est, de bout en bout, remarquable. Rarement un debut album aura laissé une marque aussi profonde et singulière, d'une générosité et d'une méticulosité affolante et à la tonalité bien propre à Jenny Hollingworth et Rosa Walton qui, si elles poursuivent sur cette voie, ont sans l'ombre d'un doute un grand et bel avenir devant elles.
tracklisting
    01. Deep Six Textbook
  • 02. Eat Shiitake Mushrooms
  • 03. Sax in the City
  • 04. Chocolate Sludge Cake
  • 05. Chimpanzees in Canopies
  • 06. Rapunzel
  • 07. Sleep Song
  • 08. Welcome to the Treehouse, Part I
  • 09. Welcome to the Treehouse, Part II
  • 10. Uke 6 Textbook
titres conseillés
    Rapunzel, Chocolate Sludge Cake, Eat Shiitake Mushrooms, Welcome to the Treehouse, Part II
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