Chronique Album
Date de sortie : 25.10.2024
Label : AD 93
Rédigé par
Franck Narquin, le 4 novembre 2024
La sœur de la mère de ma cousine me demande souvent pourquoi je râle. Elle me dit « Vas-y Francky, c'est bon ! », je lui réponds « Est-ce que ce monde est sérieux ? ». Là, tu sens venir la chronique aussi cohérente que le pitch de Batman vs. Teenage Mutant Ninja Turtles mais détends toi, fais-toi couler un bain chaud, ouvre une bouteille de vin, tu vas voir, ça va bien se passer. Je vais t'expliquer les raisons de mon courroux par le biais d'un Top 10 des trucs qui me font râler dans le rock en 2024.
1. Malgré dix albums de plus en plus mauvais tout en étant partis d'assez bas, Coldplay demeurent le groupe britannique le plus écouté au monde. On peut donc bien tromper cent-millions de personnes dix fois. Emile Gravier.
2. Si ce n'est pas eux, c'est Ed Sheeran. Aussi naze que Game Of Thrones sans Cersei.
3. Les journalistes musicaux passés à côté des phénomènes de pop-culture Rosalia et Charli XCX tentant de se rattraper en criant au génie devant l'eau tiède et sans saveur débitée par Billie Eilish. Trop d'erreur nuit au spectateur.
4. Joe Talbot qui a volé la coupe de cheveux d'Antoine Griezmann, le melon de Liam Gallagher, l'inspiration de Bono et la conscience politique d'un collégien. Kill Your IDLES.
5. Après seize ans d'absence et trente-trois années d'errance, The Cure retrouvent miraculeusement l'inspiration mais décident de produire leur album avec les pieds. Punition directe, A Forest se retrouve dans la BO de l'Amour Ouf. Double peine.
6. Les Pixies s'amusent à pisser sur leur légende en sortant un cinquième disque en dix ans. Même le pilote automatique semble avoir quitté l'avion. Albert Souffre.
7. Être obligé d'employer le terme revival 90's, qu'il soit Shoegaze, Grunge, BritPop, French Touch ou Big Beat, dans une chronique sur deux. Bientôt le retour du Hit Machine avec Charly et Lulu (en compagnie d'un public en folie) ?
8. La mort de Steve Albini. Sans blague.
9. Wunderhorse et son gruge de pacotille qui doit faire se retourner dans sa tombe le pauvre Kurt Cobain. Ready to Canada Die.
10. Le nouveau look « shit EMF » de Fontaines D.C. On a déjà vu des roadies mieux habillés (source : Liam Gallagher, un jour où il s'ennuyait).
Heureusement il nous reste encore le festival défricheur Left Of The Dial, la rage radicale de Kingsley Hall, leader de Benefits, le gourou Dean Blunt ou l'alchimiste Mica Levi pour sortir le rock du Musée Grévin. Heureusement, de temps à autres, un disque de rock d'avant-garde comme You Never End de Moin surgit pour essayer de faire avancer le Schmilblick tandis qu'à côté les Shadoks continuent inexorablement de pomper.
You Never End s'impose comme une œuvre aboutie et novatrice, à la fois complexe et dense mais accessible et vient couronner plus de quinze années de carrière dédiées à la recherche sonore, aux collaborations artistiques et à d'exploration musicale hors des sentiers battus. À ce stade un petit rappel des faits ne nous paraît nullement superfétatoire. Joe Andrews et Tom Halstead forment en 2008 Raime, groupe de musique électronique expérimentale mêlant post-indus, techno, dubstep, post-punk et ambient drone. Ils sortiront au cours des années 2010 deux albums remarqués dans le milieu club underground chez Blackest Ever Black, à l'époque label préféré de tout hypster en résidence d'art à Kreuzberg. En parallèle les deux compères utilisent à partir de 2013 l'alias Moin, dédié à leurs projets rock. Comme chez bar italia, groupe cousin avec lequel ils ont partagé la scène, les deux geeks anglais avaient besoin d'une italienne pour que la mayonnaise prenne.
C'est en 2021 quand la percussionniste Valentina Magaletti, née à Bari-Italie, issue du groupe Vanishing Twin et collaboratrice de Bat For Lashes, Gruff Rhys et Nicolas Jaar, rejoint les deux membres de Raime que Moin deviennent vraiment Moin. Ils sortent alors leur premier album Moot!, dont le post-punk arty au son heurté et déstructuré nous paraissait quelque peu convenu dans son inconvenance, c'est-à-dire plus expérimental que réellement original. Leur second disque, Paste, marqua une première évolution en intégrant quelques chansons au format plus standardisé mais ayant le mérite de favoriser le travail à la pose alors que la plupart des autres titres se contentaient de suivre le sillage de Sonic Youth dans leur version dissonance éthérée sans atteindre le génie de leur modèle ni la liberté d'une Mica Levi.
Avant leur troisième production, Moin en étaient au même point que bar italia avant Tracey Denim, soit un nom qui circule sur toutes les lèvres avisées, un sens inné du cool et un évident potentiel créatif encore étouffé par un trop grand respect de la doxa arty privilégiant une arrogante austérité à l'inventivité débridée. Avec You Never End, Moin passent de la recherche fondamentale de leur premier LP et de la recherche (trop) appliquée du second pour enfin arriver au développement et livrer un produit fini débordant d'idées neuves et d'associations inédites et éblouissant par sa forme en perpétuelle mutation. Assistons-nous à un groupe ayant atteint son sommet artistique ? Difficile à dire mais une chose est certaine, Moin évoluent désormais en haute altitude et après avoir frimé en enchaînant la mâchoire crispée les bosses de pistes noires escarpées, ils nous régalent en s'éclatant en freeride hors-piste, sans balise ni chemin prédéterminé. Bien qu'ils soient entre 0 et 3 parmi les lecteurs de Sound of Violence, offrons un droit de réponse aux fans de la première heure. Ceux-ci sont pour la plupart d'un avis opposé au mien, trouvant le nouvel album pas assez déconstruit selon les codes de la bienséance underground tels qu'on les trouve dans les livres d'école. Mais vous savez bien que les autoproclamés gardiens du temple, on a bien envie de leur faire subir le même sort que celui que Fauve destinait au Blizzard (ndlr : sous réserve que ceux-ci aient bien pris la prep avant).
Là où les deux premiers albums offraient un univers monolithique, certes cohérent mais assez répétitif, chacun des morceaux de You Never End joue sa propre partition. Onze titres pour onze propositions musicales singulières à la fois familières (du grunge, du shoegaze et de l'indie rock) et d'une étrange et inquiétante beauté. Moin n'ont pas besoin de bluffer pour remporter la partie car ils ont plusieurs atouts majeurs en poche, parmi lesquels une production ciselée tantôt aride et sèche tantôt chatoyante et exubérante. Mais la grande nouveauté changeant la donne est à trouver du côté des featurings d'artistes à l'emprunte vocale très marquée et personnelle, évoluant chacun dans un registre radicalement différent faisant ainsi exploser le champ musical de Moin de manière exponentielle. La voix grave et vibrante d'Olan Monk (Guess It's Wrecked) apporte la chair et l'émotion qu'il manquait jusqu'ici au groupe. Le ton doux et éthérée de James K fait graviter What If You Didn't Need a Reason en apesanteur tandis que le flow de Coby Sey ramène We Know What Gives sur le béton des rues londoniennes. Enfin la cinéaste et écrivaine Sophia Al-Maria s'essaie pour la première fois au spoken-word sur deux titres, le vrombissant Family Way et l'aérien Lift You.
L'incorporation de musique électronique, qui rappelons-le était le métier de base du groupe sous son ancienne forme, et de structures hip-hop fait merveille sur le rageur It's Messy Coping et l'ankylosé Coby. Quant aux fans de la première heure, ceux-ci seront ravis de retrouver les guitares hachées et inconfortables typiques de Moin sur C'mon Dive, Happy In The Wrong Way et Just Married ainsi que sur le très no-wave New-York 1980 Anything But Sopo. Le compte est bon, onze titres, onze couleurs, zéro filler.
On vous avait prévenu, You Never End reste une œuvre plus difficile à appréhender que l'intrigue de Batman vs. Teenage Mutant Ninja Turtles mais ce disque pour adultes et adolescents est à découvrir absolument.