Chronique Album
Date de sortie : 17.10.2025
Label : PLZ Make It Ruins
Rédigé par
Franck Narquin, le 19 octobre 2025
« Good evening, this is Headache speaking, please remember to breathe »
Il y a deux ans, un disque sans visage surgissait des limbes du label PLZ Make It Ruins. Sous le nom de Headache, Vegyn y livrait un monologue intérieur glacé, écrit par un certain Francis Hornsby Clark, poète anglais inconnu, alias secret ou simple invention algorithmique, nul ne le sait vraiment, et récité par une voix synthétique aussi désincarnée que troublante. Ce premier chapitre, The Head Hurts But The Heart Knows The Truth, avait la sécheresse d'un diagnostic, l'amour comme symptôme, la lucidité comme douleur et la machine comme seul témoin fiable.
« There's nothing I can't do, except what I can't do or what you don't want me to do »
Derrière cette fiction vocale, un musicien bien réel, Joseph Thornalley, alias Vegyn. Fils du producteur de l'album Pornography de The Cure, compagnon de route de Frank Ocean et de James Blake, figure-clé de l'underground électronique londonien et proche de la famille Ed Banger, Vegyn fait partie de ces rares producteurs capables de transformer la technologie en émotion. Avec Headache, il s'était inventé un double spectral pour dire tout ce qu'un musicien ne peut pas toujours formuler, à savoir, la peur, la fatigue et la perte d'élan, en bref, l'envers du cool.
« All I really have to say is that I'm not scared anymore, I'm happy to be here with you all »
Son nouvel album, Thank You For Almost Everything, poursuit le récit en changeant la température. Là où le premier tenait du brouillard clinique, celui-ci respire un air tiède, presque estival. Les textures sont moins froides, les beats plus charnels, les souvenirs plus nets. On y entend l'écho de Blue Moon Safari, comme si Vegyn avait appliqué à Headache la même alchimie lumineuse que dans sa relecture d'Air. Les voix synthétiques ne confessent plus, elles se souviennent. Les silences ne glacent plus, ils laissent passer la lumière.
« I am one of the first people to have neither a heart, or a brain »
Thank You For Almost Everything n'efface pas la douleur du premier Headache, il la reformule puis la transforme en matière vivante. Là où le premier opus sondait les abysses, ce nouveau volet choisit la tendresse et la distance. Les nappes respirent, les rythmes se détendent et derrière les mots, toujours signés Francis Hornsby Clark, perce une humanité retrouvée. On sent que Vegyn a laissé entrer le monde extérieur, les bruits, les corps et les souvenirs. On songe parfois à un carnet de voyage tenu par une IA revenue de dépression. C'est toute la singularité de Vegyn, transformer la vulnérabilité en architecture sonore. Après avoir réinventé Air, il se reconstruit lui-même. Ce disque s'apparente à une reprogrammation émotionnelle, la machine ne souffre plus, elle apprend à ressentir.
« The worst part of heaven is how long it takes to get there »
Headache reste une séance d'analyse publique, Vegyn y dépose ce qu'il a sur le cœur, mais surtout ce qui lui mange le cerveau. Deux ans après, l'état du patient semble plus stable. La douleur persiste, mais elle a trouvé son rythme. La production, plus poreuse, s'ouvre à la lumière, la basse palpite, les guitares scintillent et les voix s'humanisent. The Joy Is Ours, avec son groove trip-hop et ses reflets liquides, illustre ce tournant. L'esprit d'Air traverse la brume de Headache pour lui rappeler que la mélancolie peut aussi danser. Les textures, travaillées comme des souvenirs, laissent percer des fragments du réel, bruits domestiques, voix lointaines et respiration d'un monde retrouvé. Ce qui sonnait jadis comme un diagnostic désincarné devient une émotion sincère, presque tendre. Thank You For Almost Everything, une phrase d'adieu, mais sans rancune.
« That is both a statement and a question at the same time »
Vegyn réussit à traduire cet état mental en son. Ni trip-hop, ni ambient, ni downtempo, une matière hybride, suspendue entre battement vital et apnée émotionnelle. Sa musique ressemble à un journal intime sans affectation, une confession qui ne cherche ni pardon ni absolution. Et bonne nouvelle, la tristesse de Vegyn s'est mise à sourire. Juste un peu, mais assez pour que le soleil passe entre les lignes. Comme les chefs-d'œuvre de The Cure (Freud, où es-tu ?), les albums psychanalytiques de huit ou neuf titres de Headache forment un ruban de Möbius émotionnel où Vegyn poursuit le même travail d'introspection que son père, mais à travers la voix d'une machine (Freud, m'entends-tu ?).
« It's all so beautifully modern, I'm not leaving, I'm here for good »
Dans l'univers de Vegyn, rien ne se termine vraiment, tout se recycle, se réincarne et se reformate. Thank You For Almost Everything n'est pas qu'une suite mais la continuation d'un dialogue intérieur, celui d'un producteur qui cherche à se réaccorder au monde après l'avoir mis sur pause. Là où le premier album tenait du cri étouffé, ce nouvel épisode ressemble à une expiration, le moment où l'on rouvre les yeux, encore fragile mais vivant. Headache demeure une tentative d'équilibre entre la machine et l'âme, entre la précision clinique et l'émotion brute. Mais quelque chose a changé, le froid s'est fissuré, la lumière s'invite dans les interstices et l'homme derrière la machine paraît enfin prêt à se reconnaître. Vegyn n'a pas simplement guéri, il a fait bien mieux, il a appris à transformer sa douleur en beauté.
« Everything else in its right place »