Chronique Album
Date de sortie : 03.03.2023
Label : Method Records
Rédigé par
Franck Narquin, le 2 mars 2023
En 1986, un groupe de punk-rock évoluant sous le nom de Beastie Boys décide, sous l'égide d'un certain Rick Rubin, fondateur du tout jeune label Def Jam, de se lancer dans le hip-hop tout en gardant la même énergie et le même esprit originel. Ils ne savent pas encore qu'ils s'apprêtent à dessiner le son de l'époque. Trente-sept ans plus tard, Tyron Kaymone Frampton, rappeur natif de Northampton, petite ville des Midlands de l'Est de l'Angleterre jumelée avec Poitiers, plus connu sous le pseudonyme slowthai, décide de faire le chemin inverse. Il s'entoure alors d'un groupe composé d'Ethan P. Flynn (proche de Black Country,New Road), Taylor Skye (Jockstrap), Jacob Bugden (guitariste de Beabadoobee) et du batteur Liam Toon et squatte le home studio de Dan Carey, le producteur-réalisateur présent dans tous le bons coups (Kae Tempest, Wet Leg, Squid, black midi, Fontaines D.C.). Le résultat de cette expérience s'intitule UGLY et sort chez le 3 mars 2023 chez Method Records, le label des frères Lawrence de Disclosure.
Après un premier album très rentre-dedans, Nothing Great About Britain, sorti en 2019 et porté par les hits Doorman (feat. Mura Masa) et Inglorious (feat. Skepta) et un deuxième en 2021, TYRON, à la production plus léchée comme sur MAZZA (feat. A$AP Rocky), on attendait de pieds ferme ce troisième essai de slowthai, persuadés que l'anglais en avait gardé sous la pédale et qu'il n'avait pas encore concrétisé tout son potentiel. Car même si on a beaucoup aimé ces deux disques, ils ne parvenaient pas à s'élever à la hauteur des époustouflantes prestations live du rappeur, ni à retrouver la fureur de ses premiers singles ou de certains de ses featurings.
slowthai étant depuis devenu père et ayant suivi une analyse, on pouvait craindre qu'il ne nous livre un de ces satanés albums de la maturité, ces opus généralement peu inspirés et mous du genou mais qui bénéficient de moyens confortables et dont on tente de gommer les défauts à coup de production luxuriante. Mettons tout de suite fin à cet insoutenable suspense tant UGLY ne fait absolument pas partie de ce genre de disques. Au contraire, slowthai semble ici totalement s'épanouir et nous offre un LP renversant sur lequel on retrouve tout ce qu'on aime chez le rappeur, sa gouaille, son humour ravageur et ses poussés de fièvre, mais où l'on découvre également un tout nouveau visage de l'artiste, chanteur habité, dévoilant une grande sensibilité sans rien perdre de sa rage, aussi à l'aise sur les bangers hip-hop que sur les missives guitarisées.
On voit déjà les puristes du post-punk, pourtant souvent prêts à s'emballer pour de pâles copies de The Fall ou de Gang Of Four, crier à l'imposture, attachés au sacro-saint combo guitare-basse-batterie, regard noir et tenue sombre, comme les bigots versaillais à leur immuable « une famille, c'est un papa et une maman ». Ah ça oui, vous entendrez sûrement en 2023 des albums plus élaborés, moins grossièrement référencés, parfaitement calés sur les rails du bon goût. On vous laissera ainsi gentiment vous agenouiller devant la grandiose mais sans surprise messe de minuit de The Murder Capital (ndlr : ces propos n'engagent que l'auteur de la présente chronique et ne représentent pas le point de vue de la rédaction de Sound Of Violence), tout en préférant largement assister à ces interlopes rencontres d'après minuit, cette orgie où Ol' Dirty Bastard s'acoquine avec les Pixies et où The Prodigy prennent sauvagement The Stooges. Car UGLY, acronyme de You Gotta Love Yourself, transpire de partout, pompe à tout va, et quoique pas toujours finaud et rarement bien élevé, provoque un orgasme tellurique, de ceux qu'on obtient lors d'un quickie sous poppers dans les chiottes du Heaven plutôt que pendant une nuit de noce dans un hôtel de luxe à Bali.
Au premier abord, cet album peut sembler être l'œuvre d'un gamin immature plagiant sans vergogne des combos cultes. A la réécoute, il s'avère bien plus subtil, complexe et malin. Le rock y est interprété à la manière du hip-hop, remplaçant simplement le sample par la citation, quant à son flow rap, celui-ci mute au fur et à mesure en braillements punk. Sur son titre d'ouverture, Yum, slowthai parle d'autodestruction, d'excès et d'abus en tout genre, quand le « juste un verre » du jeudi soir se termine le vendredi à l'aube et de son rôle de bouffon déjanté dont il peine à sortir. Poussant à l'extrême son personnage sur fonds d'électro-industrielle, il s'en débarrasse ainsi dans une sorte de cri primal pour donner naissance au nouveau (au vrai ?) slowthai.
Avec les sautillants Selfish et Sooner, Tyron marche sur les plates-bandes de Bakar avant de s'épauler de la Team Nuxxe sur Feel So Good avec Sega Bodega à la production et Shygirl aux chœurs. Répétant à l'infini « I feel so good » on navigue entre hédonisme assumé et cynisme désabusé. Il calme le jeu sur le beau Never Again porté tant par la douce mélodie et la voix de velours d'Ethan P. Flynn que par un tour de force hip-hop tout en décontraction à la Loyle Carner avant de s'exciter de nouveau sur Fuck It Puppet, qui ressemble à une collaboration entre Danny Brown (ce flow nasillard !) et Sonic Youth (ces guitares désaccordées !). Sur le titre éponyme UGLY, il invite les copains de Fontaines D.C. pour un résultat qui n'aurait pas fait tache sur leur sublime album Skinty Fia (ne croyez pas que j'allais déboulonner toutes nos statues non plus). Si Falling a des faux airs de Pixies époque Surfer Rosa, avec sa guitare lancinante et son chant qui passe du calme aux hurlements, Wotz Funny emprunte sans se cacher sa ligne de basse aux Stooges. Pourtant on imagine bien Iggy Pop débarquer sur scène avec slowthai sur ce morceau plutôt que de lui coller un procès. Notre gugusse se permet même de clore son troisième opus avec deux balades, tout d'abord l'émouvant Tourniquet sur lequel, loin de s'improviser crooner à la petite semaine, il continue d'y brailler à s'en casser la voix, puis le tendre et surprenant 25% Club, love-song pur-jus interprétée au premier degré. Pas la peine de faire le tri, tout est bon dans cet album sacrément cochon.
slowthai se perdait un peu sur son deuxième disque à trop vouloir capter l'air du temps. Avec UGLY, cet album bâtard qui ne manque pas de chien, il corrige le tir. Ainsi en étant plus sincère et plus authentique tout en pillant allègrement des idées chez ses groupes préférés, slowthai ne cherche plus à coller au son de l'époque, c'est désormais lui qui l'insuffle.