Chronique Album
Date de sortie : 17.09.2024
Label : Spresso
Rédigé par
Franck Narquin, le 1er octobre 2024
With the lights out, it's less dangerous
Mardi 3 septembre 2024, c'est sous un soleil éclatant que nous rencontrions Kurt Cobain, l'ancien leader de Nirvana, venu soutenir sa fille la riot grrrl Frances Bean jouant le soir même au Trabendo en ouverture de Mudhoney, anciennes têtes de file du mouvement grunge lancé à la fin des années 80 par la cultissime compilation Sub Pop 200. Si Nevermind, l'excellent second album de Nirvana sorti sur le label de Seattle, produit par Steve Albini et porté par le lead single Territorial Pissings avait fait d'eux un des plus grands espoirs de la scène noise-rock US, Kurt avait subitement claqué la porte du groupe, refusant les ponts d'or offerts par les majors et donnant comme seule explication « I hate Geffen and I want them to die ». Confortablement installés en terrasse d'une brasserie de la porte de Pantin, nous écoutions avec délice les anecdotes de ce souriant quinquagénaire quand notre jeune serveur, qui bien que portant un T-Shirt Sonic Youth ne reconnut pas notre interlocuteur, débarrassa nos assiettes en nous demandant : « Vous voudrez un dessert, un café, un Pennyroyal Tea ? ». « Non merci, juste un Spresso. Je vous doit combien ? ». « Rien du tout, l'addition a déjà été payée il y a trente ans, quatre mois et vingt-cinq jours. »
I'm so tired, I can't sleep, I'm a liar and a thief
Rassurez-vous, en réécrivant ainsi l'histoire, je ne me prends pas pour Quentin Tarantino tuant Adolph Hitler dans une salle de cinéma ou sauvant Sharon Tate des griffes de la Manson Family. J'essaie juste de vous convaincre que malgré son rock rugueux et abrasif, ses courts morceaux répétitifs au son monolithique et ses apparences de petit projet arty et conceptuel, l'ovni Pretty Penny Slur de Spresso, groupe composé de Mica Levi (leader de Micachu & The Shapes, binôme de Tirzah et auteur des BO des films de Jonathan Glazer) et Alpha Maid (pseudonyme de l'artiste Leisha Thomas) réalise l'exploit d'être à la fois un manifeste de radicalité punk, un dictionnaire amoureux du rock et un traité sur les racines du grunge. Tout ça en dix-huit minutes chrono, soit le temps qu'il faut pour faire l'amour puis prendre une douche d'un quart d'heure. Vous n'y comprenez rien ? Aucun problème car les seize titres de sludge de ce disque s'écoutent avec le plus grand des plaisirs, en une seule traite, sans avoir à connaître par cœur l'histoire du rock ni à se triturer les méninges à chercher des interprétations ou identifier les bribes de morceaux orignaux disséminés de-ci de-là. Pour autant s'arrêter à ce niveau de lecture reviendrait à regarder Usual Suspects sans jamais connaitre l'identité de Keyser Söze. Le film resterait bon mais le dévoilement final en modifie totalement la perception. Promis, juré, craché, s'il faut fournir quelques efforts pour saisir ce que les deux anglais veulent nous raconter, le jeu en vaut largement la chandelle !
Lus les uns à la suite des autres, les titres des morceaux de Pretty Penny Slur forment une courte histoire qu'on pourrait résumer ainsi : Un athlète vedette subit une blessure qui met fin à sa carrière, tente d'en entamer une seconde dans les films pour adultes, a une liaison passionnée avec la femme d'un milliardaire puis se tourne vers le crime pour se payer une chirurgie esthétique mais se fait prendre puis est trahi par son amante avant de s'enfuir vers le sud pour enfin y trouver le sommeil. Quelques éléments préalables permettent de se lancer dans une analyse de texte. L'histoire est racontée à la troisième personne du singulier, le they ici employé se traduisant par iel. L'utilisation de ce pronom fait référence à la non-binarité de Mica Levi et la douzième plage called the police on me fait subitement basculer le récit à la première personne du singulier. Ce sportif devenu pornstar serait donc plutôt un musicien. On comprend ensuite que ce musicien se serait acoquiné avec des personnes fortunées tout en tentant de préserver son éthique. Trahi par ce milieu qui le contraint à ressembler à une personne qu'il n'est pas, celui-ci à bout de souffle tente de fuir pour enfin trouver un sommeil qu'il ne trouvera jamais. Pretty Penny Slur fait ainsi écho aux paroles issues de Pennyroyal Tea, « I'm so tired, I can't sleep, I'm a liar and a thief ».
When we pretend that we're dead
Si la lecture du tracklisting offre une première analyse ludique grâce à sa forme originale qui rappelle l'Oulipo, groupe d'écrivains souhaitant échapper aux normes fixées par le monde littéraire, la musique de Pretty Penny Slur a encore plus de choses à nous dire. Spresso jouent du sludge, genre musical mêlant le doom metal du premier album de Black Sabbath (1970) et le punk hardcore de Black Flag époque My War (1984) et dont Gluey Porch Treatments (1987), premier album des Melvins, est considéré comme l'acte fondateur. Caractérisé par une musique lente, des rythmes lourds, une atmosphère sombre et un discours nihiliste, ce genre a ensuite été une influence majeure pour toute la scène grunge et particulièrement pour Kurt Cobain dont le professeur de guitare n'était autre que King Buzzo, le leader des Melvins.
Spresso se sont passés de tout communiqué de presse et d'interviews mais ont laissé quelques indices permettant d'éclairer les auditeurs sur leurs intentions. A plusieurs reprises le groupe joue quelques bribes de morceaux très connus de la scène grunge ayant en commun de s'être inspirés des recettes du sludge, un genre purement underground et profondément antisystème, pour devenir de grands succès commerciaux. Ainsi on peut entendre un bout de Pretend We're Dead de L7 sur to save up for top surgery le riff de In Bloom de Nirvana sur they made a run for it they took the car and headed south ou celui de Cannonball de The Breeders sur cash converters, dont le titre ne laisse place à aucune équivoque et clôture l'album. On notera d'ailleurs que les titres des treize premières plages forment une seule phrase (presque) cohérente tandis que les trois derniers, to the gym to sleep, Insomnia et cash converters en sont apparemment décorrélés.
Il en est musicalement de même car les treize premiers morceaux frappent par leur unité stylistique et leur ressemblance intentionnellement poussée à l'extrême et peuvent symboliser les groupes de la scène noise rock (grunge, sludge...) suivant tels de vrais puristes le cahier des charges du genre, sans compromis ni différentiation. Sur les trois derniers titres, la musique change subitement, devient dissonante jusqu'à peu à peu s'éteindre avant de repartir au cours des douze secondes de cash converters pour une reprise expéditive de Cannonball qui semble interprétée sous la contrainte et avec le même dégoût distancié que celui que Nirvana avait sur scène pour jouer Smells Like Teen Spirit, chanson du succès ainsi que sa rançon et peut être même la balle fatidique dans le barillet. En signant chez Geffen en 1991, Nirvana ne savaient pas encore qu'ils signaient un pacte avec le diable et s'apprêtaient à rejouer le mythe de Faust. Une fois le cash converti, il ne restait à Kurt qu'une seule option pour trouver le sommeil et en finir avec cette insomnie. La balle devait inévitablement sortir du barillet.
Give me a Steve Albini afterworld
Pretty Penny Slur n'a pas pour objectif premier de raconter l'histoire de Kurt Cobain ou de Nirvana, ni même celle des scènes grunge et sludge. Nous venons de voir que ce disque pouvait s'apparenter à un dictionnaire amoureux du rock ou à un traité sur les racines du grunge, mais c'est sa lecture en tant que manifeste de radicalité punk qui nous semble la plus passionnante et la plus pertinente. Simplement armés d'une guitare et d'une batterie, avec des titres épurés à l'os dont l'ascèse confine presque à l'austérité, Alpha Maid et Mica Levi nous posent la question suivante : Que reste-t-il quand on retire tout ? La réponse est sans appel. Il ne reste que l'essentiel, la substantifique moelle, le noyau dur, le hardcore. Ces dix-huit minutes paraissent à première écoute si dépouillées qu'on pourrait n'y voir qu'une session d'enregistrement rapidement emballée et de peu d'intérêt mais c'est justement grâce à cette approche minimaliste sans aucun artifice ni effet de manche que leur musique nous parle autant. Délibérément autoproduit, sans label ni promotion, ne respectant aucun code de l'industrie musicale, n'offrant pas la moindre mélodie ni le début d'un refrain, doté d'une production excessivement brute et lo-fi, d'un format atypique rendant son approche peu aisée où certains n'y verront qu'une succession d'ébauches de morceaux d'une minute ou bien un interminable titre de dix-huit minutes, Pretty Penny Slur s'impose néanmoins comme un uppercut salvateur aussi cinglant et essentiel que la lettre envoyée par Steve Albini à Nirvana avant d'accepter de produire In Utero (album dont le titre d'origine était I Hate Myself And Want To Die). Au-delà de sa radicalité sans aucune concession, l'album parvient à respecter tous les codes d'un genre vieux de presque quarante ans tout en sonnant d'une complète modernité.
En cette période de revival grunge, Spresso captent l'essence même du genre, son esprit et ses racines et n'ont même pas besoin d'en jouer (attention cet album n'est pas un album de grunge et encore moins « un flim sur le cyclimse » mais bien un pur disque de sludge, de la musique américaine revisitée avec la classe anglaise) pour être bien plus pertinents et authentiques que nombres de groupes actuels qui n'en gardent que quelques signes extérieurs. Wunderhorse ont beau singer le chant de Kurt Cobain et s'écorcher la voix en beuglant « I'm ready to die », on reste dans le factice, le folklore et la simple imitation. C'est sympatoche mais superficiel et on pourrait être tenté de s'en contenter sans une telle piqure de rappel. Si l'excellente série documentaire consacrée à DJ Mehdi nous a rappelé que le crédo du hip-hop était « hardcore jusqu'à la mort », Spresso nous somme de ne jamais oublier que celui du rock est « le hardcore ou la mort ».
All in all is all we are
Les places allant jusqu'à 600 euros pour voir Oasis jouer dans des stades de football afin de payer le divorce de Noel Gallagher ? Pretty Penny Slur. Payer son pass 500 dollars pour poster des stories Instagram en direct de Coachella ou 340 euros pour applaudir des momies du heavy metal au Hellfest ? Pretty Penny Slur. Les golden-pit et les soirées d'ouverture consacrées à une unique star américaine de Rock en Seine ? Pretty Penny Slur.
Revenir aux fondamentaux du rock et se rappeler qu'il vaut mieux brûler franchement que s'éteindre à petit feu grâce à un disque de pas grand-chose, concis, humble mais libre, aventureux et essentiel. Pretty Penny Slur par Spresso.