logo SOV

Goddess

Goddess

Goddess - Goddess
Chronique Album
Date de sortie : 30.05.2025
Label : Bella Union
4
Rédigé par Franck Narquin, le 26 mai 2025
On ne sait jamais vraiment comment commence une bonne nuit. Peut-être qu'il suffit de suivre quelqu'un qu'on aime. Ce soir-là, c'est Fay Milton, ex-batteuse de Savages, qui nous ouvre la porte. Il est dix-neuf heures et elle a invité quelques ami·es à jouer dans son salon, à moins que ce ne soit dans un studio planqué quelque part entre Hackney et Dalston. Elle nous présente son nouveau projet, Goddess, réalisé en collaboration avec des musiciennes qui lui sont chères, toutes basées à proximité, toutes avec un truc à dire. Dix titres, dix voix, dix lieux dans la nuit. Pas de featurings par échange d'emails, pas de production délocalisée, ici, on bosse entre voisin·es, entre potes et artistes qui se croisent dans les salles de concerts.

Goddess est un album doux, queer et collectif où tous les vocalistes sont des femmes ou des personnes non-binaires, non pas pour cocher des cases, mais parce que Fay a suivi son instinct, ses amitiés et son cercle et a voulu cette création comme un prolongement naturel de ses affinités. Chaque morceau est une carte blanche, une maison confiée le temps d'une chanson. Fay Milton devient sur ce disque productrice, curatrice et cheffe d'orchestre. Elle trace le cadre, pose les micros, et laisse chacun·e s'exprimer. La sororité comme méthode de composition et la pluralité comme esthétique. Joli programme, non ? Tu n'avais rien de prévu ce soir de toute façon, alors on y va, poussons la porte car Fay nous attend.

21 heures. Premier arrêt : une ruelle calme, un halo orange sous un lampadaire. Little Dark démarre. Shingai (ex-Noisettes) a cette voix claire et souveraine qui transforme n'importe quel spleen en épiphanie. C'est trip-hop, clairement, mais avec une architecture mouvante : intro en apesanteur, descente rythmique, repli contemplatif et cette boucle de piano qui casse la structure avant de relancer la machine. On retrouve la sensualité torve de Massive Attack, les silences lourds de Portishead, les battements feutrés de Tricky mais on évite l'écueil de la simple citation car ici, tout est réapproprié et revisité avec classe. Un peu plus loin, des lumières tamisées, une verrière embuée et un bar où quelqu'un a laissé un synthé branché. C'est Shadows avec Elena Tonra (Ex:Re, Daughter) au chant, Hinako Omori au piano et Ayse Hassan à la basse. Piano étincelant, voix fine, basse grondante, le morceau avance sur une ligne de crête entre le rêve et la faille. Troisième escale : Diamond Dust avec Izzy Bee Phillips (Black Honey), jolie comptine mutante, entre voix mutine et percussions qui claquent. Le contraste fonctionne à merveille, comme une étreinte qui fait un peu mal et beaucoup de bien.

Minuit. La température monte, les basses vibrent sous les pavés, la physionomiste nous regarde d'un air distant et malgré une moue dubitative nous ouvre la porte du club. Quelque peu fébriles, nous descendons les marches menant vers le dancefloor sombre, bondé et enfumé. L'ambiance y est à la fois poisseuse et bienveillante. Un petit conseil, pose ta veste au vestiaire car Fay va te mettre la fièvre. Histoire de s'acclimater, le DJ lance Animal, avec au chant Delilah Holliday (ex-Skinny Girl Diet). Armé d'un flow nonchalant et d'une structure complexe mais fluide, le titre nous épate avec son R&B post-apocalyptique, un peu comme si John Glacier s'était mis en couple avec une machine à fumée. J'espère que tu es chaud car c'est l'heure de Fuckboy et là, on change de registre. Salvia, artiste visuelle et performeuse, défonce la porte avec une missive bruitiste, indus, brutale et jouissive. Le son est sale, mais jamais complaisant, c'est défoulant et brillant et c'est un des sommets du disque. Bounce, avec Grove, conclut ce triptyque moite. Moins violent, plus dansant mais toujours aussi débordant, tu te dis qu'à ce moment précis, au milieu de la piste de danse, tu te fous de ressembler à quelque chose, pourvu que tu sois vivant·e. Groove acéré, flow bristolien et sueur collective, sur ces trois morceaux, le club devient un lieu de résistance dans lequel on expulse autant qu'on guérit et où la politique passe par la peau, les jambes et les tripes.

Trois heures du matin. Après cette virée exaltante, on file au cornershop pour reprendre des forces et croquer dans un gros sandwich à la composition quelque peu douteuse. L'album aussi doit reprendre sa respiration et accuse un petit creux avec quelques titres qu'on traverse telles des rues calmes entre deux clubs. "Bad Child (Isabel Muñoz-Newsome de Pumarosa) débute bien, avec une batterie à la PJ Harvey et des montées de tension prometteuses mais l'explosion finale tombe un peu à plat. C'est le seul moment où le disque semble chercher un effet, et le rate. Darling Boulevard (Bess Atwell) est plus doux, plus contrôlé. Une sorte de pop alternative bien faite mais un peu trop sage. Heureusement, Golden avec Shadow Stevie relance l'affaire. Piano délicat, puis envolée orchestrale, c'est grandiloquent mais sincère et on pense un peu à Black Country, New Road en version synthétique. Une belle surprise.

Quelle heure est-il ? Très tard ou très tôt, selon le point de vue. On continue de déambuler sans but dans les rues de Londres en y croisant quelques amis ou en blaguant avec de parfaits inconnus et déjà le jour se lève. Avant de rentrer on s'accorde un dernier titre. Il se nomme 22nd Century. Visiblement Fay n'a non plus pas envie d'aller se coucher et a décidé de prendre tout son temps avec son amie Harriet Rock. Plus de sept minutes pour un morceau en forme de parfait générique de fin. Le mantra « Tomorrow will be the 22nd Century » revient comme une vague douce mais insistante. C'est à la fois un message d'espoir, une revendication et une caresse. La ville s'éveille pour certains tandis que nous arrivons tout juste à l'apothéose de notre douce nuit. Sur ce titre au lyrisme assumé et à la vision presque utopique, la musique sonne comme projection d'un futur possible, comme une déclaration militante et intime. Rien n'est forcé, tout est tendu vers demain et ça fait un bien fou.

Tu l'as compris, Goddess n'est ni un manifeste ni une compilation. C'est une nuit, une traversée, une invitation à explorer des voix, des lieux et des affections. C'est une manière de répondre à la violence par la chaleur, à la solitude par la proximité. C'est un disque politique, cela ne fait aucun doute, mais politique comme peut l'être un coup de fil, une accolade, un échange de regards. Goddess est un disque qui ne crie pas, ne bande pas les muscles mais qui touche juste et atteint sa cible en plein cœur.

tracklisting
    01. Little Dark (feat. Shingai)
  • 02. Shadows (feat. Ex:Re)
  • 03. Animal (feat. Delilah Holliday)
  • 04. Fuckboy (feat. Salvia)
  • 05. Golden (feat. Shadow Stevie)
  • 06. Bad Child (feat. Isabel Muñoz-Newsome)
  • 07. Darling Boulevard (feat. Bess Atwell)
  • 08. Diamond Dust (feat. Izzy Bee Phillips)
  • 09. Bounce (feat. Grove)
  • 10. 22nd Century (feat. Harriet Rock)
titres conseillés
    Little Dark - Animal - Fuck Boy
notes des lecteurs