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Verity Susman
Savages

Paris, Nouveau Casino - 23 février 2013

Live-report par Jeremy Leclerc

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Nous n’étions pas vraiment un samedi soir de l’année 2013. Nous n’étions pas non plus au Nouveau Casino, ce soir-là. En fait, nous n’étions pas là, d’un point de vue tout à fait subjectif. Evidemment, j’y étais, sinon je n’aurais pas pu écrire ce compte-rendu. Nous étions dans une espèce de faille spatio-temporelle prodigieuse, créée par un magicien facétieux ou par un réalisateur que j’appellerais Ridley Scott, et qui aurait, par hasard, tourné un film que je nommerais Blade Runner. Evidemment, toute ressemblance avec la réalité n’est que pure coïncidence puisque, comme chacun le sait, Ridley Scott est mort depuis longtemps, transpercé par une flèche en bois de mikado tirée par un Russel Crowe travesti. Il est vrai pourtant que Ridley Scott semblait déjà un peu mort depuis La Chute du Faucon Noir.

Il y avait, dans l’atmosphère de cette soirée, quelque chose de fantastique, d’insaisissable, quelque chose relevant de la science-fiction. Avec de telles températures, je rappelle qu’il faisait très froid et que l’on ne sentait plus le bout de ses doigts, on a tendance à se renfermer sur soi-même, à créer une bulle de confort dans le but de se protéger de l’agression d’un hiver métallique aux griffes acérées. Perdu dans mes pensées, j’entrais donc dans la salle de façon tout à fait détachée. L’irréel prenait déjà le pas sur la réalité. Peut-être trop détachée d'ailleurs, la première partie avait déjà commencé. La salle est remplie aux trois-quarts. On joue déjà sur scène. Ou du moins, si l’on ne joue pas, la musique emplit la salle. En face de moi, des gens. Un peu plus loin, un clavier puis un mur/écran sur lequel est projeté un de ces clips fait de découpages de photos sur fonds colorés, flashy le plus souvent, et de bouts de vidéos joués en boucle. Le « do it yourself » (DIY), vous savez. Des choses ne qui demandent aucune technique particulière si ce n’est l’habileté d’un enfant de six ans, mais qui rencontrent un certain succès. Ce DIY confère un caractère décalé, voire underground, qui plait inévitablement à un public en quête de différence avec la norme. Paradoxe de notre époque, cet underground-là est précisément devenu la norme.

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Au bout d’une minute à remuer la tête en cadence, je dois me rendre à l’évidence : s’il n’y a personne sur scène, c’est peut-être que ça n’a pas commencé. Tout à coup, une blonde à moustache relève la tête derrière le clavier, comme un bouchon de champagne exploserait sa trombine sur le plafond en plâtre d’une salle des fêtes. Partie en apnée, la femme à moustache a de sacrés poumons. Dieu seul sait ce qu’elle trafiquait, perdue dans les profondeurs ténébreuses de la scène du Nouveau Casino. Il y a des découpages, des vocalises, du saxophone, des passages parlés en espagnol et en anglais « I feel love when we do this because/I’m in love with you/I feel love… », tout cela mélangé sans aucune pudeur. Et ça me plait.
De la musique électronique, de l’hypnose étincelante et des orgues colorées sur une rythmique basique, ni trop rapide, ni trop lente, parfaite pour danser en pilote automatique, et s’économiser avant le début des hostilités. Femme à moustache ? électronique ? « The Philip Glass Ceiling ». Pendant que l’homme me signifie qu’il va glisser ses doigts dans un de mes orifices, je vois dans cette musique une pensée prophétique de ce à quoi pourrait ressembler le monde dans un siècle, lorsque la médecine permettra à l’homme de tomber enceinte et que le port de la moustache par le sexe féminin ne sera plus considéré comme un délit. Elle attrape un saxophone et, la tête basculée en arrière, souffle dans l’instrument doré. De ce trophée sexuel en érection jouissent des notes qui s’envolent vers les cieux. Elle m’embarque dans cet exubérant délire futuriste avec une folle douceur et une facilité déconcertante. J’entends à côté de moi que ça sonne plat. Cela expliquerait pourquoi je pensais au début qu’il s’agissait d’une vulgaire playlist. Femme à moustache, membre d’Electrelane à moitié-normale, Verity Susman disparaît comme elle m’était apparue, comme si elle n’avait été finalement que le fruit de mon imagination. J’aurais aimé que cela dure encore longtemps.

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Emmitouflé dans mon tricot à grosses mailles, la volupté du lieu grandit à mesure que les minutes s’égrainent. Le plafond de la salle me semble si futuriste qu’il conforte ce sentiment de bulle spatio-temporelle. Nid protéiforme aux revêtements en aluminium, dans le noir en tout cas. Du grand art.

Avec l’arrivée de Savages sur scène, c’est un monde presque dystopique qui s’ouvre alors à nous. Les lumières font place à l’obscurité, et l’opulence à l’aridité d’une musique post-punk. Je rebaptiserais volontiers leur univers en cyberpunk qui, même s’il n’est pas un genre musical à proprement parler, sied à merveille à la prestation de ces quatre Londoniennes. Arrière-plan lugubre, déluge de violence sous formes de lacérations punk et de déflagrations sonores. Faire un jeu de mot en utilisant leur nom pour qualifier leur prestation serait trop facile, même si cela me ferait gagner un temps fou et quelques deux milles signes. Les filles ont sorti les griffes ce soir et le Mustang (Fender), tenu par la guitariste, galope frénétiquement. Elle et Jehnny Beth, la chanteuse, portent des coupes garçonnes. On croirait voir des bad boys venus régler des comptes sur scène. On croirait voir des mecs, même si les mecs, les jeunes mecs, ne sont pas capables d’être hargneux à ce point. En fait, elles sont plus que des mecs, dans la mentalité. J’hésiterais à deux fois avant de leur proposer un duel au bras de fer. La chanteuse, ressemble vaguement à Lescop. La voix en plus. Lyrique et puissante. Elle est une héroïne sortie tout droit d’un de ces films de science-fiction. La diva d’un opéra cyberpunk joué sur les ruines d’une mégalopole encore fumante. Tout dans son attitude évoque l’urgence.

Le monde est sur le point de basculer. Le public ne s’y trompe pas. Les trentenaires, ou pré-trentenaires, ne sont pas venus là pour discuter tranquillement autour d’une bonne petite pinte. Devant, derrière, sur les côtés, tout le monde bouge. Les corps se frottent aussi par moment. Cette colère maîtrisée frôle la folie. Il n’y a rien de sexy à regarder, contrairement aux Dum Dum Girls. Pourtant, il y a là une énergie sexuelle, un goût du risque, ça sent la transpiration et la débauche. Je ne connaissais guère le groupe avant ce soir, aussi, difficile de se remémorer des chansons avec précision. Une chose est sûre, ce concert-là était maîtrisé du début à la fin, laissant l’impression d’être une vache regardant un TGV fendre le désert telle une étoile fuyante dans la nuit noire.

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Alors que la fin approche, elle invite Johnny Hostile, moitié masculine de John & Jehn, à venir sur scène pour jouer Hit Me, seul petit faux-pas de cette soirée dû au début laborieux de cette chanson qui va un peu casser l’ambiance. Une minute à écouter des départs-faux-départs-volontaires, c’est long. Le concert est physique. La basse omniprésente vrombit dans toute la salle. Elle s’incruste dans les murs et résonne, les fait trembler et nous empoigne, écrase nos os sans scrupules et nous sommes là, étourdis par les boucles hypnotiques, la force de frappe de la batteuse, l’exubérance de cette voix et les riffs incendiaires de la guitariste. En un mot, c’est bandant. Si la musique de Savages évoque les glorieux aînés de la décennie 80, elle est un concentré de cette époque, un pur jus post-punk loin de n’être qu’une resucée comme nombre de groupes actuels. Savages sont modernes : leur musique se nourrit du passé et regarde vers l’avenir.

Le 23 février 2013, au Nouveau Casino, nous n’étions pas vraiment le 23 février, et nous n’étions pas vraiment en 2013. Nous n’étions pas non plus au Nouveau Casino. Nous étions là, lovés dans cette bulle qui était déjà le futur. Alors que les portes s’ouvrent sur l’extérieur, le froid me rappelle à la réalité. Paris n’est pas en ruine et le métropolitain grouille toujours dans les intestins de la ville.
setlist
    VERITY SUSMAN
    Non disponible

    SAVAGES
    Shot Up
    City’s Full
    No Face
    I Am Here
    Strife
    Wainting For A Sign
    Flying To Berlin
    Another War
    She Will
    Give Me A Gun
    Hit Me
    Husbands
    Fuckers
photos du concert
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