Pitchfork Music Festival Paris, mercredi 6 novembre 2024. Le Trianon s'anime, devient antre de découvertes sonores où l'inconnu côtoie l'audacieux, et où les avant-gardistes de tous horizons se retrouvent pour trois performances. La salle est prête, le public tout aussi, mais pour l'heure, c'est un peu comme une promesse chuchotée. Car ce soir, avant d'atteindre l'apogée, il y a d'abord l'envoûtement, puis l'intensité.
À 19h30, Kiss Facility ouvre le bal. Et tout de suite, la chanteuse Mayah Alkhateri impose une atmosphère douce, presque méditative, où les échos de ses origines saoudiennes et égyptiennes imprègnent leur shoegaze et dream pop d'une chaleur inattendue. La musique de Kiss Facility, ce n'est pas seulement une rencontre entre des sonorités éthérées et un souffle oriental ; c'est un entrelacs de textures sonores, tissées avec une rare finesse. La salle écoute, suspendue, captive. Les mélodies planantes et hypnotiques nous guident dans un univers d'une beauté éparse, quelque part entre rêve et réalité, où les notes s'étirent comme des mirages sous la chaleur du désert. Ici, on ne cherche pas l'éclat, mais la subtilité, et l'alchimie opère. Kiss Facility a su nous apprivoiser avec cette douceur entêtante, une entrée en matière envoûtante pour cette soirée qui ne fait que commencer.
20h15, Florence Sinclair prend le relais. Originaire du Royaume-Uni, mais baigné dans ses racines caribéennes, le musicien est un architecte de sons, un bâtisseur d'univers. Sa musique est un curieux amalgame de hip-hop, d'ambient et de rock lancinant, tout droit sorti d'une autre dimension, un genre de territoire sonore où Dean Blunt pourrait se perdre avec plaisir. Florence Sinclair, c'est l'intensité sans l'excès, une présence scénique maîtrisée et imposante sans jamais forcer le trait. Là où Kiss Facility invitait à la contemplation, Florence Sinclair impose une montée en puissance, un crescendo où chaque morceau semble sculpter l'espace, jouer avec les attentes, dévier du prévisible. Le public est conquis, tenu en haleine par cette performance tout en tension et subtilité. On sent que l'artiste est dans son élément, un show tout en nuances qui sait préparer le terrain pour la suite.
21h25, il est temps, Sega Bodega fait son entrée, et l'ambiance se transforme, le Trianon se mue en cathédrale pour une messe musicale attendue. À ses côtés, une foule survoltée : jeunes étudiants en écoles d'art, de cinéma ou de mode, tous semblent avoir trois Fashion Weeks d'avance, tous sont là pour lui, et cela se ressent. La tension monte, palpable, l'excitation est à son comble. Sega Bodega, cerveau du collectif Nuxxe (avec l'hyper-cool COUCOU CHLOE, l'hyper-douce OK Lou et l'hyper-pop Shygirl), auteur de Dennis, album audacieux sorti en avril 2024, n'a plus qu'à dérouler, lancer ses hits obliques avec la sérénité d'un artiste qui sait qu'il est dans son élément. De l'ouverture avec Coma Dennis et Adulter8 jusqu'à un final mêlant Kepko et Daddy, il enchaîne sans trembler. Les rythmes s'entrechoquent, les basses grondent, et le public exulte. Mayah Alkhateri revient plusieurs fois sur scène pour l'accompagner, ajoutant cette touche d'onirisme si singulière à son univers.
Et pourtant, Sega Bodega, on le sait, n'est pas une bête de scène. Contrairement à bien d'autres, lui ne joue pas la surenchère d'énergie. Son charisme, il le distille, presque en retrait, presque par défi. C'est comme s'il n'avait même pas besoin de captiver son public : il était déjà conquis avant son premier accord. En studio, Sega est intouchable, en concert, il laisse place à la sobriété, se contentant de transmettre l'essentiel. Et le public le lui rend bien, porté par une ferveur collective qui transforme chaque morceau en une communion presque religieuse.
Et puis, finalement, arrive ce moment de prise de conscience : cela fait des années qu'on proclame Sega Bodega comme la musique du futur. Ce soir, pourtant, la réalité s'impose : Sega Bodega, c'est la musique d'aujourd'hui. Ce n'est plus une anticipation, une promesse de lendemains audacieux ; c'est une certitude, une musique aussi fragile qu'ambitieuse, aussi sensible que dénuée de limites. On assiste à quelque chose de plus grand qu'un simple concert : c'est une performance qui efface les frontières des genres, un espace où l'identité musicale se réinvente sans cesse, en dehors des étiquettes.
Il est tard quand la soirée s'achève, mais dans le Trianon, l'euphorie persiste. Les yeux des spectateurs brillent encore, des éclats de cette aventure sonore partagée. Le Pitchfork Music Festival Paris a, une fois de plus, tenu ses promesses : offrir un écrin à l'audace, célébrer les musiques du monde, du rêve et de l'expérimentation. C'était, pour ainsi dire, une soirée aux dimensions intemporelles, à l'image d'une génération avide de sons nouveaux, d'horizons sans limites, et d'artistes qui, comme Sega Bodega, osent le présent sans compromis.