Chronique Single/EP
Date de sortie : 28.07.2023
Label :Warp Records
Rédigé par
Franck Narquin, le 11 août 2023
Aphex Twin c'est un peu comme Jean-Luc Godard, tout le monde le connaît, chacun a un avis sur lui mais personne n'écoute vraiment ses disques. Le réalisateur s'est souvent plaint de cela, car s'il était, en tant que personnage médiatique et culturel, connu de tous, au fond peu nombreux sont ceux qui regardaient ses films. Génie(s) absolu(s) pour les uns ou purge(s) intello(s) pour les autres, le seul point commun de leurs adorateurs ou de leurs haters est d'avoir sur eux une opinion définitive, souvent fondée sur de simples clichés et quelques images d'Épinal.
L'analogie ne s'arrête pas là car les deux artistes ont sans conteste révolutionné leur art à un moment donné de leur carrière, le cinéma pour le suisse en seize films sortis entre 1960 et 1968, dont quelques chefs d'œuvres absolus (la sainte trilogie A Bout de Souffle, Pierrot Le Fou, Le Mépris, mais aussi des bangers qui n'ont toujours pas pris une ride comme Made in USA, Alphaville ou Bande à Part) et l'IDM (Intelligent Dance Music ou plus largement l'Electronica) pour l'irlandais grâce à quelques albums, singles, compilations et vidéo clips légendaires publiés durant les années 90 sous différents alias dont le plus célèbre et le plus brillant demeure Aphex Twin.
La production du grand maître de la musique électronique s'étant faite rare depuis une vingtaine d'année, aucun disque d'Aphex Twin n'avait jusqu'ici été chroniqué sur Sound Of Violence, y compris son excellent album de 2014, Syro, que la rédaction avait alors peut être pris en grippe. L'honneur me revient ainsi de parler pour la toute première fois dans ces pages d'un de mes maîtres absolus, d'un artiste qui a façonné mes oreilles mais aussi plus largement ma manière d'appréhender toute œuvre artistique privilégiant l'innovation, l'exploration, la proposition d'une nouvelle forme fusse-t-elle imparfaite, inachevée ou absconse. Oubliant toute sorte d'objectivité, je laisserai sur ces quelques lignes le fan en moi s'exprimer car si depuis trente ans Warp Records demeure mon label préféré, Richard D. James y est pour beaucoup !
J'entends quelques bougons gronder au loin, « Aphex Twin c'est pas du rock ! ». Bonne question, c'est vrai, c'est quoi le rock ? Joy Division ou Johnny Halliday ? Interpol ou Slayer ? Elvis Presley ou The Jam ? La meilleure réponse se trouve peut-être dans la cultissime et hilarante vidéo d'Eddy le quartier intitulé « Le Rock » (Enjoy ! Que ce soit ta première ou soixante-douzième vue). On répondra juste à ces petits grognons bien mignons qu'Aphex Twin était la tête d'affiche de Rock en Seine en 2019 et qu'il nous avait gratifiés d'un sidérant mash-up vidéo mêlant Michel Houellebecq et Samy Naceri, Jean-Paul Sartre et Mimie Mathy, la Grande Vadrouille et Les Valseuses, Jean-Luc Mélenchon et Jul, Mbappé et les Rita Mitsouko et que ça c'était putain de rock !
Ces mêmes ronchons risquent de s'offusquer de la note de 5 sur 5 pour une œuvre mineure et un EP de moins de quinze minutes incluant trois nouveaux titres et un remix. Si cet été je suis à deux doigts de me faire tatouer sur le torse et en lettres gothiques « Only God Can Judge Me » tel Zlatan Ibrahimovic ou Jean-Yves de la Star Ac' (si tu viens de te dire « mais il n'y avait pas de Jean-Yves à la Star Ac' », pose-toi les bonnes questions !), qui suis-je pour juger Dieu ? De peur de me retrouver un jour au purgatoire et de m'entendre dire « Narquin, on a relu toutes tes chroniques pour l'excellent webzine musical Sound of Violence et à l'été 2023 tu as eu l'audace de ne mettre que 4,5 au big-boss, tu es condamné à l'enfer où tu devras écouter quotidiennement Lara Fabian, Zaz, des concept-albums, les disques solos des frères Gallagher et l'intégrale de Foals », je préfère ne pas commettre de parjure et affecter d'office la note maximale au grand gourou de la musique synthétique et du glitch orgasmique. On n'est jamais trop prudent, on n'est jamais trop croyant.
Passons maintenant à notre EP, Blackbox Life Recorder 21f / in a room7 F760, et voyons si cette note synonyme de petit cœur aux couleurs de l'Union Jack sur notre home page est totalement déconnectée de la réalité (laissant ainsi quelques secondes de paroles à l'incorruptible rock-critique qui sommeille en moi). Lorsque notre rédacteur en chef, entre deux parties de golf avec Eric Ciotti et Jay-Z dans l'arrière-pays niçois, m'a envoyé le lien d'écoute du nouvel EP d'Aphex Twin, sa première sortie après cinq années de silence studio, j'étais comme un enfant ouvrant tout excité son cadeau de noël. Mais en ouvrant la boîte, la Playstation 5 s'était transformée en un simple jeu de cartes. Chouette c'est sympa, mais je m'attendais à un peu plus que quatre petits morceaux dont un déjà sorti un mois auparavant, son remix et deux nouveautés. On ne va pas se mentir, la déception prenait alors le pas sur l'excitation, d'autant plus que le morceau sorti en juin, Blackbox Life Recorder 21f, m'avait paru intéressant sans être renversant. Génial sans plus !
Une fois la déception du fan passée, le rock-critique laborieux et méticuleux s'arrima à son poste de travail pour décortiquer et analyser dans les moindres détails cette œuvre d'apparence anodine et mineure d'un artiste incontournable et majeur. On cherche le génie là ou il se cache, trois morceaux et un remix, 3+1 = 4. Eureka, quatre mouvements autour d'un même thème, cet EP n'est rien d'autre qu'une symphonie, au sens propre du terme. Il en respecte les règles de découpage, la structure et la forme.
Le premier mouvement est dramatique et oppose une douce nappe de synthétiseur ambient à la texture molle voire liquide à des beats saccadés assez caractéristiques du style Aphex Twin qui accélèrent au fur et à mesure du morceau lui conférent un aspect sec et solide. Cette opposition qui trouve son dénouement dans un final apaisé, mais c'est bien entendu une sonate, élément indispensable et constitutif de tout premier mouvement d'une symphonie. Sur le deuxième mouvement, un thème similaire est repris mais les beats se font plus métronomiques et réguliers tandis les synthétiseurs prennent un aspect plus vaporeux, presque ouaté, comme une rêverie, suivant ainsi à la lettre le petit manuel du jeune compositeur de symphonies.
En guise de troisième mouvement, ici point de menuet, de sherzo ou autre valse, mais un titre à la fois club et sombre, dansant et agressif, qui reprend les grandes lignes du thème d'origine mais dans une forme accélérée à la fois plus festive et plus désespérée. François Feldman me glissera même lors d'une séance d'écoute commune un peu trop arrosée aux gins terroirs de La Conspiration : « C'est ainsi que deviennent les valses de Vienne avec Aphex Twin » avant de se lancer dans un triste « Eh, eh, Francky, Francky, eh, eh, tu sais comment, comment euh elle s'appellerait Anne-Sophie Pic si elle se mariait avec Aphex Twin ? Ben Anne-Sophie Twin Pic ! ». Merci mon François... Sécurité, sécurité, s'il vous plait !.
Le quatrième et ultime mouvement se doit d'être un couronnement. Le Parallax Mix de Blackbox Life Recorder (rien à voir avec le second groupe du grand Luke Haines, un de nos « auteurs » préférés), n'est pas juste un remix du premier single de cet EP, mais une version synthétisant les trois premiers mouvements et qui reprend le thème original aqueux, des beats entre jungle et electronica, une atmosphère sombre et angoissante évoluant entre coton et épines sans jamais oublier de garder les pieds sur le dancefloor. Courte, simple et humble, la dernière livraison d'Aphex Twin n'en est pas moins complexe, dense et brillante. Géniale, en plus !
Aphex Twin demande à son auditeur un peu de temps de cerveau disponible, mais son approche est en réalité bien plus ludique et sensorielle qu'intellectuelle et il invite son auditeur à jouer avec lui, à creuser sa proposition musicale, à laisser divaguer son esprit au gré de ses émotions quitte à donner à son œuvre une interprétation autre que celle voulue par l'auteur. Pour lui, le but n'est pas de trouver mais d'explorer ! Cette démarche est exactement la même qu'un certain Jean-Luc Godard, qui plus que des films, parlait de ses œuvres comme des propositions de films, des objets en perpétuelle évolution, prenant leur forme définitive l'espace d'un instant lors de la rencontre avec son spectateur.
Humbles, joueurs, géniaux et révolutionnaires, Aphex Twin et Jean-Luc Godard, même combat ! A vous deux, cœur avec les doigts !