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John & Jehn

Interview publiée par Anne-Line le 26 avril 2010

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Unis sur scène comme à la ville, John & Jehn ont publié il y a quelques semaines leur second album, Time For The Devil, chez Naïve. Les deux jeunes musiciens expatriés à Londres depuis plusieurs années reviennent pour nous sur leur parcours et leurs récentes expériences...

S'il est assez habituel de voir des groupes parisiens s'expatrier à Londres, par quoi avez-vous été poussés en tant que provinciaux à prendre la décision d'y aller ? L'option de Paris semblait trop évidente ?

John : C'est à la suite d'une opportunité plus qu'une décision en fait. C'est grâce à notre rencontre avec Sally Gross, qui est devenue notre manager. Elle nous a proposés de venir vivre chez elle à Londres.
Jehn : Sally, je la connais depuis que j'ai quinze ans. Je fréquentais sa famille, je suis devenue très proche d'elle. Elle est comme une tante pour moi.
John : Elle a environ cinquante ans, ça fait des années qu'elle accueille des groupes chez elle, elle adore ça ! Elle travaille dans ce milieu depuis très longtemps. Elle était très contente d'avoir deux frenchies (rires) !

Pourtant vous venez de signer sur un label français pour sortir ce nouvel album...

John : Oui, chez Naïve.
Jehn : On était sur un label anglais auparavant, effectivement. Cette nouvelle signature nous a donné l'opportunité de pouvoir nous acheter du matériel pour notre studio, notre home studio.
John : Ça nous a permis de pouvoir continuer à nous produire. C'était l'une des conditions sine qua non de notre deal avec Naïve, de pouvoir garder cette liberté. On n'avait presque personne avec nous dans le studio.

Pour votre premier album, vous aviez déjà eu beaucoup d'autonomie, non ?

John : Oui, et c'est pour ça qu'on a tenu à garder cette autonomie sur le deuxième aussi. On a pris tout un tas de raccourcis pour ne pas avoir à dealer avec les choses habituelles... Ils nous font confiance et c'est pour ça qu'ils nous ont signé, c'est parce qu'ils savaient qu'on était capables de le faire.

Ce n'est pas courant pour un groupe si jeune !

John : Non, c'est vrai ! Justement, c'est ça qui les a séduits chez nous, le fait qu'on ait produit notre premier album nous-mêmes, qu'on se soit développés nous-mêmes, qu'on avait trouvé une équipe en Angleterre qu'avec des indépendants. On a un peu court-circuité tout le système habituel ! C'est la nouvelle façon de travailler aujourd'hui, on veut être sur un label, mais on veut être indépendant aussi... C'est une nouvelle façon de communiquer entre un artiste et son label. Et Naïve était prêt à faire ça .

C'est tout de même un peu risqué comme démarche...

Jehn : Non, ce ne sont que des institutions.
John : On y est arrivés parce qu'on est butés (rires) !

Vous avez fait la première partie de Franz Ferdinand sur leur dernière tournée, notamment au Zénith de Paris avec les Cribs. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Jehn : On a rencontré Alex Kapranos l'été dernier, on a fait des festivals ensemble. Il nous a vus sur scène et il nous a proposé de suite le Zénith ! Et après il a proposé de faire la tournée avec eux. On est restés très proche, Alex est resté une sorte de conseiller. Il est très concerné par les groupes autour de lui. Il a une bonne oreille.
John : Il est incroyable de générosité, il a vraiment des supers vibes. Et puis il est très intelligent. À la base, on n'était pas spécialement fans de Franz Ferdinand... (rires)
Jehn : Même si on respecte le groupe, on n'avait pas d'albums de Franz Ferdinand chez nous. Par contre, on les avait vus en live...
John : Il faut avouer que devant 30,000 personnes, ils assurent.
Jehn : Ca nous a beaucoup appris de les regarder jouer.
John : Alex est un vrai nerd de musique aussi, on s'est retrouvé à discuter de tout un tas de trucs. On a vraiment accroché. On se voit souvent sur Londres, c'est amusant.
Jehn: Paul, le batteur, et Alex, ce sont les deux avec qui on a accroché. On s'entend bien avec Bob et Nick aussi, mais Alex et Paul sont vraiment deux nerds de musique qui aiment avoir des groupes autour d'eux.
Jehn : Une relation s'est vraiment développée. Ils nous envoient des compilations ! Ils sont très généreux, ils ont envie de partager.
John : La rencontre avec les Cribs était marrante aussi. Surtout avec Johnny Marr ! Je suis content, j'ai ma photo avec Johnny Marr des Smiths (rires) ! C'est un type en or !
Jehn : Il est excellent ! C'est le plus gentil de la Terre ! Il est très bavard, mais il est très focus. Par exemple, tu lui dis ton nom un jour, il s'en souvient le lendemain. C'est agréable de voir quelqu'un comme ça dans le milieu, il ne boit pas, il ne fume pas, il est vraiment straight.
John : Il m'a impressionné. Moi, j'étais parti pour ne pas l'emmerder du tout, pour ne pas faire mon fan à deux balles, et puis il nous a vus jouer, et il y a une de nos chansons qui s'appelle Love Is Not Enough, dont la guitare est une repompe des Smiths... Il est venu nous voir à la fin du concert, et il nous a dit « J'adore ce morceau-là ! » (rires).
Jehn : Ça s'est super bien passé en fait ces concerts avec Franz Ferdinand. En fait, avant, sur scène, on était deux, et pour cet album on voulu être à quatre. On a pris deux amis à nous pour nous accompagner, et les concerts avec Franz Ferdinand sont les premiers qu'ils ont joué. Comme ça, devant 6000 personnes !

Vous pouvez nous les présenter ?

John: Il y a Raph, qui est lui aussi un expatrié à Londres, dans un groupe qui s'appelle Underground Railroad. Ils sont signés chez One Little Indian. Ce sont des gens qu'on côtoie depuis quatre ans, on a fait tous nos concerts londoniens avec eux. On s'est beaucoup entraidés, on se tenait les stands de merch en tournée, etc...
Jehn: Ils ont tourné avec Nada Surf, et là, ils sont sur la tournée de Blood Red Shoes en ce moment.
John : On a tout de suite pensé à eux quand on a voulu prendre des musiciens. Et Raph, le batteur, est tout de suite sorti du lot. Et puis avec nous, on a aussi Maud-Elisa, du Prince Miiaou. On l'a rencontrée un peu par hasard, lors d'un de ses concerts. On cherchait une fille pour jouer avec nous, donc voilà, on a bien accroché, elle aime bien ce qu'on fait, alors elle a accepté. Maintenant,le problème c'est que son groupe le Prince Miiaou commence à bien marcher, donc il est possible qu'on soit amenés à la remplacer... Il y a trop de clashes dans les dates !

Vos arrangements sont beaucoup plus complexes sur ce deuxième album que sur le premier...

John : Oui, c'est pour ça que la version live nécessitait des musiciens. Beaucoup plus d'arrangements, de piano, il y a même du saxophone sur Oh My Love...
Jehn : On a voulu être plus expansifs.

Donc vous ne vous êtes pas imposés de garder en tête le fait que vous deviez jouer à deux en live ?

John : On y a pensé au tout début. Et puis ça nous est vite sorti de la tête. On s'est dit que ça allait être l'enfer, de jouer par-dessus plein de samples...
Jehn : C'est dommage de se donner ce genre de limites.
John : Le seul groupe qui y arrive bien je trouve, c'est les White Stripes. Ils ont cette contrainte d'être à deux, et en plus la contrainte de Meg, qui a ce jeu de batterie assez particulier... Et pourtant ils arrivent toujours à faire des albums hallucinants. Enfin c'est surtout lui, Jack White, qui est hallucinant ! Il a cette vision de comment adapter sa musique et il y reste fidèle sur ses albums...
Jehn : ... alors qu'il pourrait se permettre d'investir beaucoup plus d'argent. Après, il s'éclate avec ses autres groupes à côté.
John : Nous, la formule du duo, c'est juste que c'est comme ça qu'on a commencé. Ce n'est pas une fin en soi. Maintenant on continue en tant que John & Jehn, en studio il n'y a que nous deux, avec un ingénieur du son, on n'a pas de producteur.
Jehn : On se passe les instruments entre nous... Mais pas la batterie...
John : C'est moi qui ai joué de la batterie sur l'album. Pendant le processus de création c'est dur d'avoir des musiciens avec nous parce qu'on a une méthode qui fait qu'on construit et on déconstruit les morceaux... ça peut être trop déroutant pour des gens qui ne sont pas dans nos têtes (rires) !
Jehn: Finalement on a quand même une vision assez large. On ne se donne aucune limite en studio.
John : C'est un peu notre mot d'ordre. Aucune Limite ! Si j'ai envie d'avoir une voix de castrat, j'essaye ! On aime faire des albums avant tout, le format du duo n'est pas pour nous une carte à jouer. Un peu comme Air, ils sont deux à composer, mais ils ont plein de musiciens derrière.

Après le format un peu particulier du premier album, vous êtes revenus à un format plus classique...

Jehn : Oui, le premier était en réalité deux EPs. On avait envie de créer un objet un peu différent. On avait enregistré les morceaux sans prévoir de faire d'album à la base. Et puis tout d'un coup on s'est retrouvés dans un processus extrê mement rapide, avec notre manageuse on s'est dit « Vite, il faut sortir un album! Bon, qu'est-ce qu'on a comme morceaux ? ». On était dans l'urgence. Et c'est ça qui était chouette. C'est ce qui a donné l'esthétique de l'album. Les prises sont en one-shot.
John : Maintenant si on avait réessayé de coller deux EPs ensemble pour le deuxième, ça aurait fait un peu une redite. J'avoue que oui, on s'est un peu creusés la tête pour se demander s'il fallait éviter le format classique encore une fois. Et au final, non (rires). On s'est fait plaisir quand même, on n'a pas travaillé ça comme un album concept, on a travaillé chanson par chanson. On aime cette vision des choses, comme dans les années 50, quand ils travaillaient un tube l'un après l'autre. Les albums, au final, étaient des Best Of. C'est un peu le trip qu'on s'est fait sur cet album, très pop et très fun. C'est aussi pour ça qu'on a inséré trois intros, pour essayer de cadrer un peu tout ça. Il y a aussi le travail qu'on a fait sur l'artwork, c'est un ami à moi, Antoine Carlier, qui l'a réalisé. Il est un peu connu dans le milieu des maisons de disques. Il s'est totalement fondu dans le projet. C'est lui qui a donné du liant à tout l'ensemble. C'est-à-dire qu'il a pris notre concept du titre de l'album qui est Time For The Devil, et il a transformé tout ça en image.
Jehn : L'inspiration pour le titre vient d'un poème portugais de Fernando Pessoa, un long-poème, presque une nouvelle, qui s'appelle L'Heure Du Diable. Ce n'est pas la version religieuse, biblique du mot « Diable ». C'est le Double.
John : C'est celui que tu vois dans le miroir. C'est toi en fait. C'est pour ça que dans cet artwork on a beaucoup joué sur les miroirs, les reflets.
Jehn : La nouvelle met en scène le Diable et une femme. Il se trouve que le Diable n'est pas ce qu'on a l'habitude de voir de lui, ce ne sont que des ersatz. Il n'est pas satanique en fait, il est juste là pour inspirer. L'imaginaire, c'est lui. C'est une version extrêmement positive et humaniste du Diable. Dès qu'on a trouvé ce bouquin, on a été inspirés pour écrire un morceau avec. Ça nous a énormément inspirés, on l'a lu et relu. On a basé beaucoup de paroles dessus.
John : Et puis pour Antoine, au niveau visuel, ç'a été une aubaine pour lui. Tout de suite, on a retenu une phrase du bouquin, qui est « Ce que tu vois dans le miroir, ce n'est pas toi, c'est moi » et on s'est dit qu'il fallait absolument qu'on fasse quelque chose autour du reflet.
Jehn : On se ne connaissait pas cet auteur avant, mais on l'a découvert avec ce bouquin, et maintenant on le recommande à tout le monde ! Il faut que tu le lises ! De plus il a eu une vie très intéressante, il a beaucoup écrit mais sous des pseudonymes, il a une dizaine de livres pour chaque. Au final il n'a pas été très reconnu de son vivant.

Et mis à part Pessoa, qu'est-ce qui vous a inspiré pour la musique ? Le raccourci le plus facile pour les journalistes est de vous comparer aux Kills, pourtant vore musique n'a rien à voir...

Jehn : Je suis contente que tu dises ça, parce que justement ils ne nous inspirent pas du tout !
John : Ce n'est qu'une phrase de journalistes feignants en mal d'imagination !
Jehn : Peut-être qu'on avait un peu cette étiquette, du fait qu'on était apparu dans des magazines de mode, qui sait.
John : Mais ce sont des gens très bien, attention ! Ils font de la très bonne musique ! On dit juste que ce n'est pas ce qu'on essaye de faire musicalement. Comme influences, on a des choses beaucoup plus éclectiques. Je suis très inspiré par des groupes comme LCD Soundsystem, Deerhunter, dans les groupes contemporains. Après je suis évidemment hanté par ce qui s'est fait avant, David Bowie ou Roxy Music. La direction de l'album est venue lorsqu'on a fait la chanson Oh My Love. Elle est partie d'un morceau de Roxy Music qui s'appelle Love Is A Drug. C'est là qu'on s'est dit qu'on devait aller dans le disco (rires) ! Roxy Music, c'est un super mélange de musique dansante et d'un truc complètement étrange. Mais tout en ayant un côté mainstream un peu sirupeux, second degré. C'est vraiment une grosse, grosse influence. Le lien avec Deerhunter, c'est Brian Eno. Ils font des trucs comme ça très noyés comme faisait Eno. Dans cet album, il y a cette notion d'espace dans la musique. Le morceau And We Run peut paraître un peu mainstream, un peu FM la première fois qu'on l'écoute, mais en fait il est rempli de nappes de guitares dans tous les sens. Il y a énormément de couches superposées. C'est ce processus qu'utilisent des groupes comme Deerhunter. Après, pour ce qui est de la basse et de la batterie, LCD Soundsystem est quelque chose de très très fort. James Murphy, qui produit LCD, est un génie du son de basse. Il arrive à synthétiser tout ce qui se faisait de mieux dans la disco dans les seventies, il arrive à avoir un son de basse de tueur. J'adore me prendre la tête en studio à essayer d'atteindre ce niveau ! James Murphy fait partie de gens qui ont marqué pour moi l'époque. Comme Martin Hannett a pu marquer son époque avec Joy Division et les Happy Mondays. Murphy a ce potentiel de synthétiser complètement une époque et la réactualiser.

On sent beaucoup l'influence Joy Division, justement sur l'album...

John : C'est une constante chez nous !
Jehn : Ç'a été la problématique de départ , il y a cinq ans. Ça ressort encore un peu aujourd'hui. On ressent beaucoup cette influence de Manchester, on le voit sur un morceau comme Shy par exemple. Notre manageuse a travaillé à cette époque Madchester, elle manageait des DJs de l'Haçienda. Elle était contente en nous entendant parce que ça lui a rappelé beaucoup de souvenirs ! C'est amusant, Echo & The Bunnymen viennent aussi d'arriver chez Naïve d'ailleurs ! Du point de vue des arrangements, on est en train de devenir New Order plus que Joy Division en fait. C'est beaucoup plus poppy. C'est beaucoup moins radical que ce qu'on faisait sur le premier album. On a gardé les batteries sèches, qui filent bien, mais avec les nappes de synthés, les guitares réverbées, on est carrément dans le New Order.
Jehn : On peut voir les deux côtés en fait. Tous les gros tubes des années 80 sont comme ça. Tu pouvais danser sur un texte hyper sombre.
John : Encore aujourd'hui, tu mets Love Will Tear Us Apart, et tout le monde se met à danser, alors que le texte est triste à mourir ! C'est ça qui est intéressant, c'est quand il y a une tension dramatique, quand il y deux sentiments contraires qui se tendent. Dans l'art, comme dans la vie, c'est ce qu'il y a de plus beau.