Chronique Album
Date de sortie : 28.04.2023
Label : Ninja Tune
Rédigé par
Franck Narquin, le 26 avril 2023
Vous le disiez justement hier soir, en ce moment vous êtes débordés. Pourtant il y a fort à parier que vous soyez bien moins occupés que Nabihah Iqbal, artiste dont aurait du mal à lister toutes les activités tant elle semble porter encore plus de casquettes que Franck Annese (ndlr : le créateur de tout ce qui commence par So). Animatrice radio, DJ, compositrice, multi-instrumentiste, conservatrice et conférencière, diplômée d'histoire, d'ethnomusicologie et de droit et même ceinture noire de Karaté, la londonienne n'est pas ce qu'on appelle chez Renaissance (pas celle de Michel-Ange ni Raphaël croyez-moi), un traîne-savates.
S'il s'est écoulé plus de cinq ans entre son premier album, Weighing Of The Heart, et son successeur, DREAMER, qui paraîtra ce 28 avril chez Ninja Tune, Nabihah Iqbal n'a pas chômé, cumulant activement ses points en vue de sa retraite anglaise à soixante-sept ans (oui, soixante-sept ans car il n'y a qu'en France qu'on travaille si peu, comme nous le rappelle chaque soir le journaliste d'investigation Pascal Praud). Elle a entre-temps collaboré avec le grand photographe allemand Wolfgang Tillmans et l'artiste chinois Zhang Ding, fondateur du CON TROL CLUB, composé la musique du Turner Prize, participé à la rétrospective Basquiat au Barbican, animé des émissions de radio et dirigée le Brighton Festival, et tout ça, sans qu'on ne l'entende jamais se plaindre d'une quelconque charge mentale (joke, je vous rassure elle a tout de même fait un burn-out, mais n'a étonnamment pas pensé à ensuite devenir coach).
L'influenceur et DJ brésilien Neymar Jr. nous le confiait ce week-end alors qu'il venait se reposer quelques jours sur le yacht du rédacteur en chef de Sound of Violence mouillant dans la baie de Saint-Tropez, depuis quelques temps il a l'impression d'avoir la guigne, la scoumoune, bref d'avoir un Kolo Muani dans chaque pied. « C'est pas faux » mais ce n'est rien à côté de Nabihah Iqbal tant la conception de DREAMER est digne d'un film de Pierre Richard pas drôle (et on ne parle pas là du triste remake du Jouet avec Jamel Debbouze). En 2020, alors que l'album était presque finalisé, son studio fut cambriolé, tout son matériel subtilisé ainsi que tous ses travaux incluant ledit album. Pierre B. notre informaticien en peste encore. « Non mais allo, tu fais un disque et t'as pas de sauvegarde, c'est comme si j'te dis tu fais un disque et il est pas produit par Dan Carey ». Quelle lose, vous dites-vous, mais attendez, c'est loin d'être terminé. Alors qu'elle avait déjà la main cassée et qu'elle était en plein burn-out, son grand-père fit un AVC dans les jours suivant le cambriolage. Elle sauta alors naturellement dans un avion à destination de Karachi. A peine arrivée, le Pakistan était confiné. Elle dut alors composer sur place son album sans ses machines ni instruments habituels. Moralité de l'histoire : « de la contrainte née la créativité » car si la gestation de DREAMER fut des plus compliquées, le bébé et la maman se portent aujourd'hui à merveille.
In Light, titre d'ouverture instrumental tout en douceur, accueille l'auditeur avec bienveillance, ses nappes d'harmonium agissant comme un baume apaisant. Le ton de l'album est ainsi donné, intimiste et gracieux, doté d'un son enveloppant à la recherche d'une sorte d'umami musical. Bien que très cohérents et dotés d'une signature commune, les dix titres de DREAMER visitent tour à tour l'electronica rêveuse, le shoegaze, l'indie pop et même quelques éléments de musique traditionnelle pakistanaise. Du shoegaze, il en est justement question dans deux des meilleurs titres de ce LP, Dreamer et This World Couldn't See Us, mais dans sa veine dream-pop plutôt que noisy, plus Souvlaki que Loveless donc, l'anglaise privilégiant l'aspect cotonneux et mélodique du genre aux guitares dissonantes et bruitistes.
Comme ses homologues TSHA ou Biig Piig, Nabihah mêle habilement pop et musique électronique, notamment sur Sunflower, aussi mélancolique que festif, prêt à accompagner vos siestes estivales à l'ombre des figuiers de Saint-Paul-de-Vence autant que vos derniers pas de danse sur les planches brulantes du Hï Ibiza, élu meilleur club du monde par nos confrères de DJ Mag. Artiste multifacettes, Nabihah Iqbal s'avère aussi pertinente lorsqu'elle laisse parler ses talents de DJ sur Gentle Heart, hit d'une redoutable efficacité, taillé pour le dancefloor avec ses synthétiseurs années 80 que lorsqu'elle donne libre court à son érudition arty avec Sky River, à la structure éclatée mais porté par un long crescendo extatique.
Car il ne cherche jamais le clinquant ou les effets tape-à-l'œil et qu'il déroule tranquillement son programme sans dérouter l'auditeur, une première écoute distraite de DREAMER pourrait laisser croire à un album passe-partout et sans grande personnalité, idéal pour les apéritifs dinatoires de couples bobos trentenaires aux goûts certains mais en manque d'inspiration. Il s'agirait alors d'une redoutable erreur de jugement tant tout y est travail d'orfèvre. Les mélodies ciselées et les compositions aussi travaillées qu'inspirées sont mises en lumières par une production précise et élégante. Pour autant, jamais on ne sent le labeur, tout paraissant au contraire d'une incroyable fluidité. Révélant peu à peu ses charmes, DREAMER n'est pas le genre de disque à faire une entrée fracassante dans votre discothèque, bien mieux que ça, il est de ceux qui y restent longtemps.