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Shura

I Got Too Sad For My Friends

Shura - I Got Too Sad For My Friends
Chronique Album
Date de sortie : 30.05.2025
Label : [PIAS]
4
Rédigé par Albert Marrouat, le 30 mai 2025
Il y a six ans Shura touchait juste avec forevher, petite sucrerie pop, habilement arrangée, dont nous savourions les accents funk, et la sophistication des compositions. La musicienne britannique parvenait à y communiquer la joie de tomber amoureuse dans un album au groove attachant, magnifié par la sublime Princess Leïa, véritable trésor de sobriété et de douceur.

Malheureusement, nous étions en août 2019, et vous connaissez la chanson. Shura fit partie de ces multiples artistes, éclos juste avant la pandémie, et ce qui aurait dû être une tournée éclatante fut annulé. Pas de concerts, et soudain, alors que l'album est pourtant très bien accueilli, un grand vide. Shura confie qu'elle n'avait plus envie de composer, ni même d'écouter de la musique : six ans plus tard, on aurait pu l'oublier. Mais forevher était bon, et malgré un envol brisé, on se souvient de sa pochette bleue et sensuelle, se mariant parfaitement à sa musique, chargée d'émotions, et emplie d'élégance. On accueille donc ce I Got Too Sad For My Friends avec la sensation de retrouver cette amie rencontrée une nuit d'été, disparue dans la nuit, jamais réapparue, dont le souvenir flotte pourtant toujours quelque part, dans notre esprit.

C'est avec Tokyo que Shura a décidé d'ouvrir ce nouveau chapitre. Elle y narre une errance amoureuse, à travers l'image d'une narratrice pleurant sur la banquette arrière d'un taxi dans une ville qu'elle ne connait pas, seule et désespérée. Sincère, la chanson offre une introduction fidèle au style de la chanteuse, émouvante et épurée. Les synthétiseurs gentiment kitsch de forevher ont laissé place à une instrumentation plus organique : de fines maracas viennent saupoudrer le deuxième couplet, et on distingue des cuivres lointains perdus dans l'asphalte. C'est alors à tâtons que l'on entre dans cet album, sur la pointe des pieds. Il nous semble apercevoir notre vieille amie, là, au fond de ce taxi japonais, une larme au coin de l'oeil. C'est une image brève, vacillante, mais douce et chaleureuse. Tokyo ne nous révèle rien, ce morceau introductif nous laisse simplement entrevoir ce qui va suivre. C'est une entrée en matière extrêmement réussie, et, finalement assez audacieuse. Pas de trompette triomphante, annonçant un retour héroïque. Non, Tokyo est une chanson drapée dans de la soie, évoquant la nuit et le brouillard. Pudique, Shura semble enfin revenue, mais chut, pas de bruits, laissons sa musique nous guider.

Passée cette première escale tokyoïte, Leonard Street nous embarque dans un tout autre décor, mais prolonge avec justesse le climat intime de l'album. Plus jazzy, presque vaporeuse, la chanson évoque les rues de New York sous la pluie, ces instants où l'on se sent invisible au cœur d'une foule. Ici, les arrangements se parent une nouvelle fois d'un léger flou : on perçoit des éclats de guitare comme des phares dans la nuit et des nappes de synthés discrètes, presque spectrales. Shura y raconte l'éloignement, celui d'une ville qu'elle n'a pas eu le temps de quitter, mais aussi celui des autres, de ces amis devenus soudain lointains, inaccessibles. Et c'est tout le fil de l'album qui se tisse ainsi, dans cette tension entre présence et absence. Le titre I Got Too Sad For My Friends, en lui-même, pourrait suffire à résumer ce sentiment : celui d'avoir été trop triste, trop lourde, pour mériter l'écoute. On découvre alors une Shura abîmée, fragilisée par l'isolement, par la maladie, par les silences accumulés. Mais jamais l'album ne se vautre dans la plainte. C'est là, sans doute, ce qui fait sa qualité première : cette capacité à évoquer l'effondrement avec retenue. Musicalement, l'évolution est palpable. Finis les synthés flamboyants des débuts : Shura explore ici de nouveaux paysages sonores, plus organiques, plus amples. Elle enregistre en live, s'entoure de cuivres, de bois, d'un orgue Hammond ici ou là, comme pour donner un corps plus terrestre à ses émotions.

Richardson, coécrite avec Cassandra Jenkins, se détache comme un cœur battant au milieu du disque. Shura renoue ici avec ses premiers élans, ceux de l'adolescence, quand la musique était un refuge bricolé dans la chambre. Composée à la guitare acoustique, Richardson est empreinte d'une simplicité innocente, et évidente. Il y a dans cette chanson une sincérité désarmante, accentuée par les harmonies de Jenkins, qui enveloppent la voix principale comme une couverture dans le froid, et par la mélodie de piano, repère inlassable, berceuse cyclique, conférant à la chanson une saveur intemporelle. On tient ici le sommet de cet album, une véritable beauté immédiate, rappelant la magnifique Orlando In Love, enregistrée par Japanese Breakfast il y a quelques mois. Tout comme elle, Richardson séduit par sa douceur fragile.

Au gré des chansons, la musique de Shura se fait de plus en plus claire, et il nous semble reconnaître de mieux en mieux notre vieille amie, comme dans la jouissive Ringpull, dont le clavier jazz rappelle la musique de forevher. Dans I Wanna Be Loved By You, ballade au piano d'une simplicité bouleversante, Shura pousse plus loin encore l'intime : une chorale de proches, d'amis, de membres de sa famille vient l'accompagner dans une forme de célébration discrète de l'amour, sous toutes ses formes. On est loin de la performance, du spectaculaire ; ce qui prime ici, c'est la chaleur du lien. Citons également World's Worst Girlfriend, dans laquelle l'humour grinçant de la chanteuse vient balayer la mélancolie, accompagné par des guitares funk, et quelques synthés polis. La chanson témoigne des aspirations de sa compositrice : transcender la douleur par la musique et par une certaine forme de légèreté. La joie, tout simplement. De nouveau, la joie. Une joie pure, paisible, sans artifices, parfaitement véhiculée par des chansons simples, évidentes, et émouvantes. On attendra sûrement plus tard un peu plus de surprises de la part de Shura, et certaines chansons mériteraient de s'écarter de la formule couplet/refrain afin que l'on y entrevoie des paysages nouveaux. Oui, quelques fois Shura se répète, et peine à captiver, comme sur Recognise, qui apparait comme un entre-deux un peu fade entre forevher et ce nouvel opus, ou sur Online, ballade un peu mièvre. Mais malgré ces quelques imperfections, c'est un retour très réussi, savoureux, permettant à Shura de s'affirmer comme une des musiciennes pop les plus attachantes du moment.

En refermant I Got Too Sad For My Friends, on ne ressent ni le désespoir, ni l'euphorie. Plutôt une forme de paix, comme après une longue marche en montagne. On a traversé des paysages arides, parfois brumeux, mais toujours habités. Ce retour discret de Shura, sans éclats ni effets de manche, ressemble à une main tendue, à un murmure dans la nuit, dans le vent. Ce n'est pas un comeback triomphal, mieux que ça : c'est une présence retrouvée.
tracklisting
    1. Tokyo
  • 2. Leonard Street
  • 3. Recognise
  • 4. World’s Worst Girlfriend
  • 5. Richardson (feat. Cassandra Jenkins)
  • 6. America
  • 7. Online
  • 8. I Wanna Be Loved By You
  • 9. Ringpull
  • 10. If You Don't Believe In Love (feat. Helado Negro)
  • 11. Bad Kid (feat. Becca Mancari)
titres conseillés
    Tokyo - Leonard Street - Richardson
notes des lecteurs