Il y a chez Clark quelque chose d'obstiné, presque archaïque, dans sa façon d'aborder la musique électronique. Comme s'il refusait de la voir devenir un pur langage de données, un art de la ligne de code. Car Chris Clark n'a jamais fait de l'électronique une affaire d'intellect, mais de physique.
Né à St Albans en 1979, signé chez Warp à la fin des années 90, il s'impose rapidement comme l'un des rares producteurs du label à traiter la machine comme un corps. Là où Aphex Twin, Autechre ou Boards Of Canada composent une musique mentale et architecturale, Clark cherche le geste, la friction et la transpiration du son. De Clarence Park (2001) à Body Riddle (2006), il forge une esthétique de la matière, des textures qui râpent, des rythmes qui trébuchent et des mélodies ensevelies sous les distorsions. Sa musique n'est jamais désincarnée, elle respire, se cabre et s'épuise. En plus de deux décennies, il a traversé la techno, l'ambient, la composition contemporaine et la bande originale (Daniel Isn't Real), jusqu'à Sus Dog (2023), disque introspectif où il ose la voix en collaboration avec Thom Yorke. Figure singulière de la scène UK, Clark reste un artiste du contact, un artisan pour qui l'électronique demeure un sport de mains plus que de souris.
Avec Steep Stims, publié sur son propre label Throttle Records, Clark revient à l'essentiel, les machines, les beats et la sueur. Après plusieurs projets narratifs et introspectifs, il s'impose une discipline spartiate, à savoir travailler principalement avec un seul synthétiseur, un Access Virus trouvé par hasard dans un studio de Melbourne. Cette contrainte volontaire agit comme un manifeste. La limite comme source de créativité et l'imperfection comme moteur d'invention. Clark décrit d'ailleurs cet album comme une « déclaration d'amour au synthé et à la boîte à rythmes ». Les morceaux alternent euphorie rave et transe cognitive et derrière leur apparente rudesse, ces compositions renouent avec une idée presque artisanale de la techno, celle d'un travail physique sur la matière sonore, où chaque fréquence est taillée à la main.
Tiens, revoilà Père Castor qui va nous raconter en deux-deux l'histoire bien intéressante de l'Access Virus (ndlr : cliquez ici pour ignorer). Sorti en 1997, l'Access Virus est un synthétiseur virtuel-analogique devenu culte. Né à la charnière entre l'analogique et le numérique, il a marqué une génération de producteurs, de Depeche Mode (Exciter) à Radiohead (Kid A), en passant par The Prodigy, Underworld ou Nine Inch Nails. Son son hybride, entre chaleur analogique et agressivité digitale, a façonné la techno, la trance, le breakbeat et une partie de l'électronica britannique. Mais le Virus, c'est surtout une machine qu'on joue plus qu'on ne programme. Son interface offrant plus de boutons que d'écran, tout se fait à la main, en direct. Ses limites (polyphonie réduite, mémoire restreinte, effets internes datés) forcent le musicien à réagir, à écouter et à improviser. C'est sans doute ce rapport charnel à la machine qui rend Steep Stims si vital, un disque où la technologie retrouve enfin sa part de corps (ndlr : Merci Père Castor, c'était vraiment très intéressant).
Dès Gift And Wound, court crescendo d'ouverture, Clark place l'auditeur dans un état d'alerte, tout est déjà là, la tension, la lumière et la promesse d'un monde à la fois euphorique et sous pression. Avec Infinite Roller, il déploie un premier plan-séquence sonore d'une rare ampleur, les rythmes se font narratifs et la texture respire comme une caméra en mouvement. On retrouve ici le Clark des BO, celui qui compose des espaces plus que des morceaux en bon architecte du relief sonore. Mais Steep Stims n'est pas une bande originale, c'est une recréation d'énergie. Des morceaux comme Globecore Flats ou Blowtorch Thimble retrouvent la violence et la jubilation du breakbeat originel. Le premier joue sur la collision entre cloches dissonantes et beats syncopés, le second carbure à la saturation hyper-rave, frénétique et jouissive. Clark y retrouve l'ivresse physique de ses débuts, ça cogne, ça craque, ça respire.
Entre ces sommets d'adrénaline, l'anglais ménage des respirations. No Pills U ou Inpatient's Day Out suspendent la course, Janus Modal explore la frontière entre club et contemplation, tandis que Negation Loop, morceau vocal ample et majestueux, réintroduit une dimension spirituelle au cœur du dispositif. Who Booed The Goose, miniature rave à la cinématographie évidente, pourrait figurer dans un film des génies français Poggi et Vinel, quand 5 Millionth Cave Painting évoque directement les nappes abstraites de Mica Levi pour Jonathan Glazer.
L'album doit beaucoup à son travail sur la texture. On sent un plaisir retrouvé à manipuler la matière sonore, à modeler le bruit et à faire respirer les fréquences. Le mastering de Matt Colton accentue cette sensation de relief et de profondeur, l'écoute au casque révèle des détails minuscules, des variations d'air et de grain que les clubs effaceront sans doute, mais que les audiophiles savoureront. En revenant aux machines de ses débuts, Clark rejoue l'électronicien, comme un gamin qui remet les mains dans le cambouis. L'album, loin d'être engoncé dans la nostalgie, est porté par retour au source un air rafraichissant et régénérant.
Steep Stims agit comme une piqûre de rappel. La musique électronique n'a jamais été une question de logiciel, mais de sueur. Clark ne cherche pas simplement à retrouver sa jeunesse, il cherche à rejouer l'intensité du geste et à rétablir le lien entre l'homme et la machine, entre le son et la peau. En refusant le confort de la production infinie, il signe un disque rude, imparfait mais terriblement vivant. Dans un monde où tout sonne trop bien, Steep Stims choisit le grain, le déséquilibre et la morsure. Il rappelle, mine de rien, qu'à force de vouloir dompter la technologie, on en avait presque oublié qu'elle pouvait encore transpirer.