Chronique Album
Date de sortie : 31.10.2025
Label : AWAL Recordings
Rédigé par
Adonis Didier, le 30 octobre 2025
Tiling tiling. Comme tous les vendredis soir du mois d'octobre, la clochette de la brasserie Pigalle s'époumonnait à crier sur toutes les tables qu'elle était arrivée. Et comme tous les vendredis soir du mois d'octobre, personne n'avait attendu la petite clochette pour s'en rendre compte. La porte à peine entrouverte, les cinq sens en éveil, personne ne pouvait ignorer qu'elle était là, ou alors vous étiez aveugle, sourd et enrhumé, et vous aviez d'autres problèmes dans la vie que Sophie Morgan Howarth. Luvcat comme elle aimait à se faire appeler, le chat de l'amour de la butte Montmartre, et Paris ne la connaissait que par son sobriquet de croqueuse. Moi aussi, pendant longtemps, elle ne m'a pas dit son vrai nom. Je me souviendrai toujours de la première fois.
Tiling tiling. La même clochette, la même porte, et d'un battement d'air mon cœur s'était arrêté. C'est le parfum qui m'avait attaqué en premier, coup d'estoc au cœur, et alors que je relevais les yeux pour voir qui m'avait tué, de concert avec moi toute la salle oubliait son dîner. Les hommes attablés se voyaient ligotés par cette deuxième peau de léopard qui lui courait des épaules jusqu'au-dessus du genou, leurs femmes se découvraient des pulsions inconnues, se rêvaient dans l'entremêlement de ses mèches blondes comme les blés, noires comme la carlingue d'une Rolls-Royce tout juste sortie du voiturier. La batterie, la contrebasse et le piano calaient leur rythme dans le claquement de ses talons, pourpres et pulpeux comme ses lèvres, le chef et tous ses commis mariaient les épices à l'envoûtante odeur dont elle emplissait la salle, et l'on mettait déjà aux enchères la meilleure cuvée du meilleur Bordeaux de la cave pour qui espérait s'offrir à prix d'or quelques minutes de son temps.
Presque une cinquantaine de minutes, c'était bien payé, juste le temps d'écouter Vicious Delicious, le premier album de Luvcat, fusion vicieuse et délicieuse de Morticia Addams et de Betty Boop dans le Paris des années 50. Luvcat, un nom sorti d'un single des Cure pour une pin-up gothique née à Liverpool, qui dans une autre vie où elle s'appelait encore Sophie Morgan faisait du folk assise en tailleur sur un tapis persan. Un papillon de nuit aux motifs de la mort qui a remisé la guitare acoustique pour partir tournoyer dans les lampadaires de Saint-Germain et de Pigalle, une veuve noire qui croque les hommes et les triolets comme le chat croque les souris, et qui avec ce phénoménal Vicious Delicious sort sans aucun doute l'album dark-swing de l'année, autant par talent que par absence de concurrence.
Un style désuet pour certains qui renaît de la plus belle façon dès les premières notes de Lipstick, un piano hanté qui gigue avec une basse clouée de cuir de serpent, des cuivres remontés du tombeau pour soutenir la voix profonde et sensuelle de Luvcat, le dark-swing est ici aussi dark que brillant, brillant comme tous les lustres art nouveau de la brasserie Zédel de SoHo, lors de ce Dinner @ Brasserie Zédel avec le boss du monde d'en-dessous, cornes rouges et complet trois pièces impeccable. He's My Man poursuit en empoisonnant l'homme de sa vie, parce que personne ne peut l'aimer mieux que moi, Vicious Delicious est un tourbillon de violons pop, Love & Money une chanson de mains dans les cheveux et de baisers humides dédiée à l'art de la sextape, avant Spider et ses inquiétantes touches de boîte à musique déglinguée. L'une des plus belles chansons de l'album, mais Luvcat ne déroge pas à la règle et garde le meilleur pour la fin : Bad Books est LE tube dark-swing de la décennie, un piano monté sur les rails d'un train fantôme en folie, les folies bergères de l'outre-monde entrent en gare, les cheminots squelettiques jouent du xylophone sur leur cage thoracique, et nous voici emportés contre notre gré dans ce remake épique et sensuel des glorieuses noces funèbres de Tim Burton. Amour, gloire et vampires dans le wagon swing, pop et cabaret de Sophie Morgan, ce nom qu'elle portait avant sa mort tragique et sa macabre résurrection en irrésistible succube ronronnante du désir.
Danny Elfman n'a qu'à bien se tenir, Luvcat est la nouvelle reine de la nuit et des non-vivants, et inaugure avec Vicious Delicious sa première brasserie de l'épouvante trois étoiles. Et comme c'était de nouveau Halloween, je me remémorais cette rencontre fortuite, un dernier soir d'octobre à la brasserie Pigalle, qui devait faire de moi ce que je suis aujourd'hui. Et je m'entendais de nouveau dire alors que mon sang prenait ses jambes à son cou, aspiré gorgée après gorgée : « c'que t'es cruelle, c'que t'es vicieuse, mais bon dieu c'que tu peux être délicieuse ! ».