Troisième jour de Block Party, plus le temps pour les introductions, le début de soirée sonne dès 17h50 en ce samedi, et on ne sera clairement jamais arrivé au Supersonic à Paris aussi tôt de notre vie.

Les personnes autour de nous non plus, au vu de l'arrivée progressive des badauds au son du set des néerlandais de
Library Card, que l'on ne décrira que peu par des mots musicaux, tant l'émotion était au-delà du cadre, tant les choses qui comptent changent à une vitesse affolante dès lors que quelqu'un se met à pleurer. Le rythme de larmes noires sur des joues nacrées, et du chant erratique et passionné de la chanteuse Lot van Teylingen, repassant English Teacher dans une moulinette post-punk psychotique et noisy, craquant les fusibles chanson après chanson jusqu'à s'étouffer dans la retenue solitaire de ses pleurs. « Excusez-moi, je suis hyper heureuse d'être là, juste là je suis éclatée et en train de chialer, mais ça va ! ». Honnête, touchante, et mentalement instable, telle est la musique de Library Card, quand ce qui aurait pu être d'adorables chansons de pop se retrouve catapulté contre les murs capitonnés d'un asile de fou, celui dont personne ne sort jamais si ce n'est les pieds devant.
Sunflowers, Cognitive Dissonance, et, pour finir
Well, Actually, le temps de s'allumer une autre clope et d'oublier que le temps passe, devant un groupe sciant ses instruments jusqu'à la moelle autour de sa chanteuse, assise en tailleur au milieu de ses pédales, bidouillant et chantant de concert depuis cette bulle en forme de carte de bibliothèque.

Transition Supersonic – Guru, juste assez de marche pour se souvenir qu'on n'a jamais fumé, qu'on n'a pas de clopes, et qu'on ne sait pas d'où sort celle allumée qu'on a dans la main. Visiblement une cigarette qui fait rire et voir des choses, puisque jamais de notre vie on aurait cru voir ce que l'on s'apprête à voir avec
congratulations, spectacle tant musical que visuel mettant la rétine à rude épreuve. Les Last Dinner Party du gros rock sale, sapés comme jamais en Power Rangers du Texas, accueillant le curieux visiteur musical dans leur chatoyant et doucement creepy cabaret de Brighton. Des anglais mêlant poses du Moulin Rouge et rock-métal flirtant entre Red Hot Chili Peppers et Nova Twins, le rock critic est à la fois fasciné, circonspect, intrigué, offusqué, parfois séparément, souvent tout en même temps. De quoi passer un très bon moment si vous adhérez au délire décalé d'un funk-métal pas toujours très subtil mais conçu pour la déconne et les sauts de trampoline dans la foule.

Pour les autres, il ne vous reste qu'à couper-décaler et descendre les marches de la Seine Café dans l'espoir de vous laver les yeux et les oreilles chez
test plan. Un plan qui visait depuis le début à vérifier la tenue au crash de la voiture, et quelqu'un aurait quand même pu nous prévenir quand on est montés dedans ! Le groupe crache ses poumons à chaque seconde, bruite un punk déjà bien rempli et pas coupé au pneu de merde, rebondissant sur une basse et une grosse caisse tendues comme un crash test dummy se voyant propulser la gueule qu'il n'a pas à 200km/h contre un mur. Un trio londonien à la puissance peu commune, s'engouffrant déjà dans la classe naissante du noise-punk teinté de pop et de rave des Chalk, Nerves, et autres joyeux drilles venus d'Irlande. La guitare vrombit tellement qu'on croirait entendre un saxophone, les lignes aigues fusent comme des cordes métalliques projetées tous azimuts contre les tympans, et la clarté du bordel détonne dans une salle qui nous aura fait vivre de bien difficiles moments durant ces trois jours. De quoi faire naître comme une grosse envie de revoir test plan très vite, pourquoi pas sur un petit créneau de 22h pendant une soirée They're Gonna Be Big. On pose ça là si jamais certaines personnes nous lisent...

Retour au Supersonic Club, il n‘est que 19h30 et pourtant la salle est plongée dans le noir, conséquence du rapport particulièrement toxique des suédois de
Den Der Hale au soleil. En même temps, quand dans ton pays le soleil est comme ton ex névrosé qui ne te lâche pas pendant six mois pour disparaître les six d'après, ça peut se comprendre que tu finisses par porter que du noir corbeau et jouer du doom psyché. Rideaux tirés, l'atmosphère est noire, noire de rouge, rouge de noir, prise dans une épaisse fumée de distorsion, langoureuse et démente. Le groupe s'efface dans la pénombre, laissant la chanteuse Mimosa Baker descendre dans la foule, laissant parler leurs lourdes constructions psychédéliques versées dans les arts obscurs, et invitant les démons de la forêt noire à faire un détour par notre âme, ma foi bien trop pure et innocente jusqu'à présent.

Coïncidence du ventre ou pas, il est des charmes qui ne loupent pas, nous voici avec
TTSSFU sur la scène du Supersonic Records, TTSSFU aka Tasmin Stephens la mancunienne, accompagnée pour l'occasion d'un bien joli groupe. Un groupe visiblement récupéré en école d'hôtellerie, chemise blanche et cravate bleue pour tout le monde sauf la star du soir, resplendissante dans un t-shirt à l'effigie de la France sans doute acheté Gare du Nord auquel il manque deux étoiles, armée d'une guitare en forme de cœur dans un cœur, le tout avec des cœurs nacrés partout sur le manche. Tout cela fait beaucoup de lignes juste pour un point mode, mais comme la mode et la musique ont souvent tout à voir, personne ne sera surpris que la musique de TTSSFU corresponde presque exactement à l'habillement de la bande. Du shoegaze souvent plus dream pop que shoegaze, côtoyant à de rares moments bdrmm (autre groupe au nom imprononçable) et plus régulièrement la récente vague dreamy anglaise, comportant tellement de petits noms l'un sur l'autre que l'on ne sait même plus en citer un pour l'exemple. Bref, un set très mignon, Tasmin Stephens aura fait quelques tours dans la foule pour le plus grand bonheur de rédacteurs dont on taira les noms (mais nous sachons), et on retiendra que le tout est un petit peu trop doux et vanille pour que l'on garde encore un vrai grand souvenir de l'expérience.

Retour à la cave chez
Dog Sport (oui, avant on faisait des transitions, mais ça c'était avant) pour le concert de l'underground par excellence. Même pas 800 followers sur Instagram, deux chansons en streaming, et un nom qui donne plus de résultats pour acheter des baudriers pour chien que des disques, le futur du post est encore au stade bébé, mais quel bébé mes aïeux ! Du post-rock décliné en post-punk ou l'inverse, la musique de Dog Sport plane dans l'air comme planerait une mouette en béton sans ailes, par une magie transcendantale inexpliquée mais fonctionnelle, dirigeable de plomb de l'an de gloire 2024. Un court mais merveilleux passage devant un quintet entassé dans un recoin monochrome lugubre, que l'on devra quitter car le programme n'attend pas, et il est encore chargé.

Interlude sans prise de tête chez les punks berlino-québecoises de
Lemongrab, du rrrriot bas du front avec beaucoup d'accents et trois accords venu de Montréal pour faire pogoter le Supersonic au son de compositions complexes et recherchées telles que
J'te Crache Dessus ou
Too Many Bitches. On plaisante, mais le temps est sans doute venu de ressortir les parpaings et les barricades, et c'est bien dans ces moments-là qu'on aura besoin d'un peu de Lemongrab avant d'allumer son cocktail, molotov de préférence.

Sous les pavés la plage, après la manif' la danse,
Baba Ali est au Supersonic Records devant plus de quarante voleurs et autres chineurs de nouvelle pépites musicales inédites. Les Kills du rétro-futur, nouveau duo américano-briton composé du new-yorkais Baba Doherty au chant et bidouillages électroniques, accompagné de l'anglais « plus anglais tu meurs » Nik Balchin à la guitare. Lunettes du futur, t-shirt blanc, et jean ajusté pour Baba, chemise ouverte et cravate de travers pour Nik, un simple coup d'œil suffit à deviner qui est qui (et si vraiment il en fallait plus, le mec à la guitare avait de fortes chances d'être... le guitariste). Une Prince energy couplée aux années 80 de Depeche Mode et au léger noise bordélique d'A Place To Bury Strangers de début 2000, la formule fait remuer du boule au rythme des pas félins et assurés de Baba, complément parfait à la démarche éméchée et anglaise de Nik, tenant sa guitare tant bien que mal dans le bon sens, tapant on ne sait comment toujours les bonnes notes au bon moment. Baba Ali, élue meilleure pâtisserie d'Angleterre, un duo tout aussi réussi qu'il est délicieusement improbable à voir en live, un duo auquel on ne dirait pas non si on pouvait en goûter plus, en toute amitié musicale bien sûr.
Amitié musicale toujours, c'est la mignonnitude absolue de
Bad Bad Hats qui s'apprête à nous emporter une nouvelle fois dans le tourbillon de la vie. Un tourbillon rempli de films indés américains tournés à Minneapolis, dont Bad Bad Hats est une BO aussi parfaite que l'étaient les Moldy Peaches pour Juno. A l'image de Ducks Ltd. la veille, le tout est fun, sautillant, sincère, touchant, chaud et lumineux comme une journée d'été allongé sur le terrain de football de Florida State. Du rock de campus américain servi avec le talent de ne jamais tomber dans la malbouffe, passant d'une mélodie à l'autre dans le fond du Guru Club avec une facilité déconcertante, nous laissant repartir trop vite avec dans nos valises la douce chaleur d'un soleil toujours porté disparu à Paris.

Un soleil couchant parfaitement à son aise dans les longs aplats de couleurs ondulants proposés par
Whitelands, dernier groupe de la soirée et dernier groupe tout court de cette édition 2024 de la Block Party. Whitelands, ou comment mettre des couleurs dans le rock dans tous les sens du terme : ça suffit la musique de mecs blancs pour des mecs blancs, bienvenue dans les nouvelles années 20, des années où les styles ne devraient appartenir ni à un genre ni à une couleur de peau. Alors peut-être que certains diront que remarquer la couleur de peau des musiciens n'est pas très 2024 non plus, mais le constat est tout de même là : trente groupes vus depuis le début du festival, et si ce n'est Jada, batteuse de Girlband!, et notre crush Baba Doherty cité plus haut, on ne peut pas dire qu'il y ait eu foule de peaux mates cette fin de semaine. Tout ça pour dire qu'on apprécie de voir les cultures s'entremêler et ne pas rester dans leur coin (d'autant plus dans l'ambiance actuelle, alors par pitié allez voter à la fin du mois, sinon je vais recommencer à faire des blagues sur Arnaud Montebourg et personne ne veut ça ici !).
Retour à la musique, donc, Whitelands qu'est-ce que c'est ? Du shoegaze, et même du « shoegaze bien ». Une citation littéraire piquée à une ultradevotee du public, réaffirmée par le t-shirt SHOEGAZER du batteur Jagun Meseorisa et l'intro de concert du chanteur, guitariste, et instigateur du groupe Etienne Quartey : « on va vous jouer un peu de shoegaze ». Ça a le mérite d'être clair, mais alors c'est quoi du shoegaze, et surtout du shoegaze bien ? De belles nappes de guitare diffuse, des notes brillantes éclatant contre les murs du Supersonic Club, et le roulis naturel de l'eau compacté sous la forme d'une batterie, transformant chaque gouttelette échappée de la cascade en un minuscule arc-en-ciel, rond et fuyant comme une étoile filante. Si vous trouvez que tout cela ressemble beaucoup à du Slowdive vous aurez raison, mais peut-on vraiment avoir trop de Slowdive dans sa vie ? Peut-être, surtout lorsqu'il s'agit du dernier concert d'un festival de trois jours rempli de moment mémorables et de groupes s'apprêtant possiblement à définir le futur de nos écoutes Deezer pour les cinq ans à venir.
Car si la première Block Party s'était achevée en sueur totale après un concert de folie mené par CIEL, Whitelands nous laisse ici avec un goût presque trop doux, comme si la boucle attendait d'être bouclée, en conclusion d'une troisième journée plus douce et tranquille que les deux premières. Un samedi sans doute moins marquant mais ponctué de belles découvertes dont on attend très fort la suite, comme on attend très fort la conclusion de cet article et de pouvoir enfin dormir.
La Block Party 2024 : un jeudi exceptionnel avec Hallan, Adult DVD, et BIG SPECIAL, un vendredi dans lequel il fallait savoir s'amuser et ouvrir ses chakras chez ENOLA, For Breakfast, et les déglingos californiens de Death Lens, et enfin ce samedi shoegaze marqué par les larmes de Library Card, les grosses découvertes test plan, Dog Sport, et surtout Baba Ali (cœur avec les doigts), et la douceur finale de TTSSFU et Whitelands. Trois jours sans temps morts mettant à l'honneur le rock sous toutes ses formes, promouvant avec talent l'underground d'un genre en renouveau constant. Alors un grand merci à l'équipe du Supersonic et à tous ceux qui auront donné un coup de main pour nous offrir ce glorieux spectacle de quartier, nouveau rendez-vous incontournable de la fin mai parisienne pour tous les afficionados de gros son qui tâche et qui tache. Sur ce, on se dit à l'année prochaine, allez voter, et comme le diraient d'autres australiens qu'on croisera peut-être un jour au Supersonic : « Rock and roll ain't noise pollution, rock and roll ain't gonna die ».