Qu'est-ce qui pousse un journaliste de rock indé parisien à quitter son chez soi à l'aurore pour se retrouver sur les coups de 10h un jeudi à Rotterdam Central, seul et sans aucune notion décente de néerlandais, le tout ayant un lien réel mais seulement indirect avec la consommation de drogue ? Une devinette dont la réponse est une chanson de The Replacements en quatre mots, récit d'un jeune homme amoureux d'une chanteuse de rock qu'il ne sait retrouver qu'à la toute gauche de la bande FM, là où sont diffusées les radios indés au pays de l'Oncle Sam, all to the Left Of The Dial.
Le Left Of The Dial, trois jours de festival dans Rotterdam créés par des amoureux du rock indépendant et des scènes émergentes, sur un modèle proche mais plus DIY et « familial » des célèbres Great Escape de Brighton et SXSW d'Austin. 22 salles pour 135 groupes (oui, j'ai compté à la main), la plupart se produisant au moins deux fois entre le jeudi 17 et le samedi 19 octobre 2024, le tout dans le centre-ville de Rotterdam, du port jusqu'à derrière la gare, pour des trajets à pieds d'au plus vingt minutes quand vous vous êtes mal débrouillé (comme moi, mais on verra ça plus tard).
Une aventure néerlandaise qui débute par un pumpkin spice latte devant le Buttplug Gnome (ndlr : vous pouvez le rechercher sur Google mais je ne suis pas responsable de ce que vous trouverez), mais ça vous vous en foutez donc avançons jusqu'au premier concert de ce premier jour de festival, et revoir une troisième fois de l'année
Enola, rockeuse australienne embrumée aux faux airs de Patricia Kaas, avec sa coupe au bol blonde et sa veste en cuir. Un rock à la fois direct et rêveur qui ouvre les festivités dans le Worm, salle multi-culturelle dédiée à tout ce qui passe, et notamment des concerts.
It's Not Love fait sautiller la foule,
Looking Back la fait hurler, on transpire à grosses gouttes quand Enola tombe la veste, le regard dément fixé sur
Father, intime, déchirante, criée au fond d'un trou sans lumière menant à
Metal Body. Une fin de concert qui pèse un millier de tonnes, et déjà il est temps de se mettre en route pour un autre bar, dans une autre rue, et découvrir KABOUTERTJE PUTLUCHT au De Doelen Studio.
Qui ça ?
KABOUTERTJE PUTLUCHT ! Hein, qui !? Un terme hollandais signifiant un truc comme « petit gnome qui sent la fosse septique », autant dire qu'on est pas trop surpris en tombant sur un concert de synth-punk orchestré par trois beaufs à mulet-moustache qui font des blagues en néerlandais. Une musique probablement très drôle et pertinente pour qui parle cette magnifique langue, à moins que les rangées de grandes blondes aux yeux bleus n'apprécient les mulets, les moustaches, et les mecs qui font tenir leur t-shirt sur leur bide à bière. Une information à méditer pendant qu'on se vide la tête sur une musique ultra punchy destinée à s'envoyer des canettes de Navigator derrière la gare, une musique de cyberpunk à chien pas compliquée mais terriblement efficace, alors répétez tous après moi : KABOUTERTJE PUTLUCHT, KABOUTERTJE PUTLUCHT, KABOUTFTRZ... oh et puis merde !
Redescente vers le port de Rotterdam, et redescente géographique des Pays-Bas à la Belgique,
CRACKUPS investissent l'église de Waalse, a.k.a la Waalse Kerk, pour un punk bas du front craché sans respirer de la première à la dernière seconde. Oui, du punk dans une église, une église où on vend de la bière, le genre de messes auxquelles on irait plus souvent si cela existait en France. Un lieu magnifique et habité d'une âme propice à pogoter dès les premières variations rythmiques proposées par CRACKUPS, de l'explosion
Plane Crash à
Sgt. Haze en passant par une
S.A.T.A.N. de circonstance dans la maison de Dieu. Le groupe se donne, avance dans la foule, une certaine responsable presse du festival empruntera une guitare pour taper un solo dont on ne parlera pas plus en détails ici de peur de ne plus être invité l'année prochaine, et déjà on est reparti, mais pas sans emporter un peu de la sueur du groupe avec nous. CRACKUPS, du punk belge parfois mal dégrossi, un peu boucher, mais bien équarri derrière les oreilles.
Bref, on parcourt cette fois moins de distance, on passe juste à côté au Theater Rotterdam Witte, généralement abrégé TR8, et comme la salle « TR8 Right » est pleine pour aller voir
Gespuys, on écoutera le groupe de techno-house néerlandais aux toilettes, le tout sonnant peu ou prou très bien du côté des urinoirs du théâtre. De la techno boum-boum diront certains, et difficile de se faire un avis plus pertinent depuis les lavabos, mais de ce qu'on a entendu et de ce qu'on déduit de la file d'attente devant la porte, l'ambiance avait l'air à son maximum.
A la base, si on était là c'était surtout pour
Kynsy et son set dans la salle juste en face, nommée dans un pragmatisme parfaitement nordique « TR8 Ahead ». Vous rentrez, une salle à droite, une salle devant, pas compliqué quand même, et clairement il eut été dommage de se perdre et de manquer cette trentaine de minutes en compagnie de Kynsy et son batteur, dans une configuration de groupe réduite à deux pour voyager léger.
Une guitare et une basse en moins, pas de quoi faire peur à une Ciara Lindsey avec suffisamment de chien et de bonne humeur pour tenir la scène à elle seule, et faire défiler ses chansons de confinement ainsi que son nouvel EP
Utopia, une semaine avant sa sortie. Un concert classique mais ravissant prenant une dimension supérieure dès lors que Kynsy lâche sa guitare pour parcourir la scène, sauter, se tordre en arrière, crier sur les genoux, et donner au public un avant-goût de la tornade studio à venir tout prochainement. Une fin de setlist craquant successivement
Utopia, Stereo Games et
Formaldehyde parce que la vie est trop courte pour se priver des belles choses. Un concert qui fait souhaiter de revoir Kynsy avec un groupe complet et une salle à l'énergie plus rock n'roll. Oserions-nous mentionner le Supersonic à Paris dans ces lignes ? Certainement pas, mais on ira peut-être leur glisser l'idée un de ces jours, qui sait ?
Pause express pour manger une boîte de nuggets (ndlr : sachez qu'aux Pays-Bas c'est 3€85 les neuf nuggets et 1€60 le hamburger de base), que nous voilà vingt minutes plus tard devant la grande église d'Arminius, à quelques pas du gnome phallique. Une autre église, bien plus grande cette fois (même si circuler dedans est un cauchemar), accueillant en son sein un feu de joie d'un autre genre, le saint sabbat des sorcières les plus grunges d'Angleterre : bienvenue au concert de
The Wytches à Arminius, et ni Dieu ni nous n'étions prêts à un tel déferlement de magie noire. Les guitares de
Digsaw hurlent dans les tuyaux d'orgue, la voix de Kristian Bell râcle de ses ongles sales le couvercle du cercueil, enterré vivant six pieds sous terre, déterré par les secousses des basses de
Gravedweller. Le groupe remplit l'église du sol au plafond de sa distorsion putride, de ses cris porcins en appelant à des bêtes à cornes. Comme si la setlist se moquait du vieux barbu,
The Holy Tightrope déchausse une à une les briques de la divine bâtisse, avant que le groupe ne tire sa révérence comme il se doit, dans une nuée de chauve-souris aux yeux de mort.
Bats met fin dans la folie à un concert duquel il fallait être si votre but était de finir en enfer, ce haut-lieu des musiques à guitares dont l'autoroute dispose désormais d'une voie d'insertion directe depuis Rotterdam.
Et comme le dit le fameux dicton néerlandais, hors de l'enfer directement dans la poêle à frire, ou truc comme ça, mais avant la poêle à frire il s'agirait d'abord de se faire émincer, et les couteaux les plus aiguisés du tiroir n'ont pas oublié de se pointer en ville.
Knives, puisque c'est à eux que sont liées ces métaphores culinaires depuis quatre lignes, et qu'on a accessoirement couru un kilomètre entre Arminius et le Perron Big, salle de concert / hangar désaffecté situé derrière la gare dans le quartier des boîtes de nuit. Les étoiles du noise-punk fraîchement débarquées de Bristol, qui prennent place tous les six dans un complexe en béton bas de plafond pour ventiler la maçonnerie façon puzzle. Les guitares stridentes disquent l'armature des piliers, la section rythmique défonce les murs à la masse, la grosse voix de Jay Schottlander démolit comme un boulet piloté par la contre-voix et le saxophone de Maddy Hill, pendant que Ben Marshall met des hi-kicks en crop-top avec sa basse et sa coupe afro. Sauter et se pousser dans une fumée verte probablement toxique, le sport national d'un concert de Knives, des couteaux sortant les hachoirs en ouvrant la fosse sur les psychopateries
Headcase et
Doppelgänger, avant de conclure ce concert brutal et jouissif par une reprise de Kate Bush, parce qu'après tout pourquoi pas ?
Babooshka la cinglée aspergée de vodka, surfant comme
Maddy Hill sur une foule qui en aurait redemandé jusqu'à épuisement, mais c'est ici que nous laissons pour le moment Knives, énorme sensation en pleine ascension dans le domaine de la démolition à la dynamite, et clairement les couteaux les plus affutés du noise-punk anglais.
S'en suit une nouvelle marche d'un kilomètre et demi à travers la ville, littéralement le trajet le plus long possible pour passer d'une salle à une autre : ça valait bien le coup de faire un planning Excel, et tout ça pour aller voir Famous nous crier sa misère dans la cale d'une péniche éclairée en jaune pipi.
Famous, un artiste labellisé Franck Narquin dont le set dans le Vessel 11 oscillera entre lamentations techno-punk et chansons sur le fil faites de cris et de touches de piano. Un air de King Krule dans cette vocation de poète maudit erratique à la voix grave et toujours en rupture, et le Vessel qui tangue comme ce concert qui ne sait pas s'il doit rire ou pleurer, faire la fête ou se rouler en boule par terre et mourir. Une fin émotionnellement intense, même si pas très charismatique, à une première journée mouvementée dont on retiendra quasiment tout, tant la qualité semble fleurir à chaque coin de rue dans la belle ville de Rotterdam.
Du rock fun et complice de Kynsy, en passant par le grunge de fossoyeur de The Wytches, le noise-punk allumé de Knives, pour finir sur le radeau de la Méduse du poète dépressif avec Famous, le Left Of The Dial nous aura en ces premières heures déjà bien gâté en découvertes venues d'Outre-Manche. Une liste de noms sur laquelle on va dormir pendant quelques heures avant de passer à la suite, une suite qui s'annonce dantesque pour cette édition 2024 du peut-être meilleur festival de musiques émergentes d'Europe, et si besoin il y a encore de vous hyper à lire la suite de ces aventures, cela tiendra en trois mots : Man/Woman/Chainsaw.