Brian Eno

Qu'attendre d'un nouvel album de Brian Eno ? Le père de l'ambient, le pape de l'électro, et tant d'autres choses, n'a rien inventé de radicalement neuf cette fois-ci, mais il garde cette radicalité qui peut définir, peut-être, sa (ou ses) musique(s) dans toutes leurs diversités. Signé chez Warp Records pour ce Small Craft on a Milk Sea – soit un label qui, depuis plus de vingt ans, défend les couleurs d'une électro « intelligente » - et assisté de deux jeunes talents, Jon Hopkins au clavier et Leo Abrahams à la guitare, Eno ne fait en rien une musique passéiste qui aurait la nostalgie d'un son d'autrefois, à l'époque où tout le monde ou presque donnait dans l'expérimental.

Brian Eno continue de suivre les évolutions technologiques, de se laisser porter par elles, en faisant le pari qu'une musique composée et travaillée à l'ordinateur n'est pas nécessairement déshumanisée, même si la fonction de l'artiste s'en trouve redéfinie. Crédité sur l'album sous « computer », il propose une musique hautement théorique, à mille lieux de l'électro ludique, bêtement divertissante, sortant chez Ed Bangers & cie.computer Small Craft On A Milk Sea est purement instrumental (ou instrumento-informatique), et dans la lignée des œuvres ambient de l'auteur. Une musique de fond, à la fois comme background music, et comme theoretic music.
Les pistes sont d'abord assez courtes, lentes, puis de plus en plus longues et rythmées, suivant une vraie logique d'album qui ne collerait pas à l'option shuffle d'un iPod. Le son est discret, souvent très bas en terme de volume, mais emprunt d'une tension guerrière, inquiétante, parfois à peine perceptible. Quelque chose de sourd, d'underground, comme une explosion contenue. Cela donne une mélancolie douloureuse et inquiétante à l'ensemble, une charge d'humanité qui rappelle incessamment le bonhomme derrière l'ordinateur.

Le début (Emerald And Lime), tout en arpèges bien tempérés, pourrait appartenir à un répertoire vieux de quelques siècles, si ce n'étaient les timbres nouveaux et artificiels, qui replacent la musique dans son époque, en font le reflet de celle-ci. Le son s'enrichit ensuite de bruits, d'ambiances sonores qui évoquent des espaces, des couleurs; des paysages soniques donc, souvent inquiétants, trop paisibles pour ne pas être par là annonciateurs d'une catastrophe prochaine, qui pourtant n'arrive jamais. On pense évidemment à une musique de film (mais c'est à l'auditeur de composer les images) – un film d'horreur ou de guerre, mais dans ces scènes d'expositions avant que les ravages, la terreur n'arrivent, et qui sont juste empruntes d'une angoisse sourde et irrépressible.
Les titres des pistes, qui se répondent les uns aux autres (Emerald And Lime et Emerald And Stone, Paleosonic et Late Anthropocene, Complex Heaven et Lesser Heaven), semblent vouloir se diriger vers une dégénérescence, un retour à l'âge de pierre. Si l'anthropocène, appellation apparue assez récemment dans le vocabulaire des géologues, est l'ère la plus récente dans l'histoire terrestre, la nôtre, donc celle du progrès technologique maximal, c'est aussi celle du réchauffement climatique, du désordre global, qui nous mènera à cette période future du « late anthropocene » dont on ne sait pas ce qu'elle nous réserve, mais certainement pas que du bien.

Brian Eno nous fait entendre des sons au loin, inoffensifs et agréables, qui en disent sans doute plus qu'ils n'en ont l'air. C'est une electronica à l'ancienne, au sens où elle s'attache à coller à son contexte historique. Peut-être n'est-elle pas aussi révélatrice de l'esprit du temps que l'électro de club qui sert à oublier en dansant, à jouir dans l'instant, à se divertir sans plus penser à rien Peut-être aussi, à l'inverse, est-il temps d'écouter un peu les Anciens.