Chronique Album
Date de sortie : 25.02.2022
Label : Concord Records
Rédigé par
Bertrand Corbaton, le 22 février 2022
Peu d'entre nous avaient réellement imaginé ou cru à la concrétisation d'un nouvel album de Tears For Fears. D'abord parce que Everybody Loves A Happy Ending, sorti en 2004, et son succès très relatif avait tout pour être le chant du cygne d'un groupe actif depuis le début des années 80. Ensuite parce que la dernière tentative artistique entre Roland Orzabal et Curt Smith en 2016 avait un échec assez retentissant.
À cette époque, les deux têtes pensantes se retrouvent en studio pour mettre en forme de nouvelles idées. La recherche systématique d'un tube vient enrayer la machine et mettre à mal les intentions des deux artistes qui conviennent de leur déconvenue et se quittent sur cet échec. Le décès de son épouse en 2017 n'entame pas l'envie de Roland Orzabal de partir en tournée, malgré tout l'ambiance semble morose avec Curt Smith et tout le monde est résigné à parler de Tears For Fears au passé malgré quelques apparitions live ci et là.
Vient alors un moment particulier, un instant qui fait tout chambouler. Celui-ci ce produit lorsque les deux artistes se retrouvent pour composer quelques morceaux acoustiques, dans l'intimité et sans pression. De ces sessions naissent l'ébauche de ce que sera No Small Thing qui agit comme un déclencheur sur l'élan créatif des deux hommes et devient le morceau d'ouverture de The Tipping Point, nouvel album du groupe.
Mais revenons quelques quarante ans plus tôt, au tout début des années 80. La révolution des claviers et autres samplers qui viennent bouger les lignes de la musique pop, frappe de plein fouet les jeunes Roland Orzabal et Curt Smith. Accompagnés de Manny Elias à la batterie et du claviériste Ian Stanley, le groupe Tears For Fears sort son premier album en 1983. The Hurting est un disque magnifique baigné par les sons froids qui caractérisent bon nombre de formation de l'époque.
Mais Tears For Fears est alors bien plus qu'un simple groupe cold wave. À côté du glacial The Prisoner, les mélodies de Pale Shelter ou Change font immédiatement mouche. Mad World sera lui repris à l'envie avec plus ou moins de bonheur par de nombreux artistes, preuve de l'intemporalité de sa mélodie. The Hurting est à réécouter ou à découvrir absolument tant il marque une époque et dévoile l'inspiration d'un groupe qui va dès lors voir sa trajectoire s'envoler.
L'album Songs From The Big Chair et les singles Shout et Everybody Wants To Rule The World en 1985 marquent toute une époque. Songs From The Big Chair n'est pourtant qu'une étape puisque le summum du groupe est atteint avec l'album The Seeds Of Love en 1989. Porté par le single Sowing The Seeds Of Love, ce morceau absolument singulier, inspiré et halluciné aux allures de Beatles sous psychotropes fait monter Tears For Fears sur les hauteurs des charts européens et les consacre comme un des groupes emblématiques de son époque.
Les années 90 marquent une baisse de popularité évidente, et ni Elemental (1993) ou Raoul And The Kings Of Spain en 1995 ne parviennent à se faire une place au milieu des vagues successives du grunge ou de la britpop qui inondent cette première partie des années 90. L'heure de Tears For Fears est passée. Surtout, cette période illustre le paroxysme des tensions entre Curt Smith et Roland Orzabal, désormais seul maître à bord.
Le groupe n'existe plus réellement, et chacun vaque à ses occupations. Entre tentatives aléatoires et discutables en solo de Smith, Orzabal répond en s'occupant de produire d'autres artistes, dont la chanteuse islandaise Emiliana Torrini, échappée du collectif GusGus. Il faudra dès lors attendre 2004 pour que l'album Everybody Loves A Happy Ending valide le retour de Curt Smith au sein d'une formation que beaucoup ne résument qu'à quelques hits.
Ce retour aux affaires avec The Tipping Point est donc, pour les fans, inattendu. Mais difficile de ne pas imaginer la nostalgie fonctionner à plein malgré nous. Car Tears For Fears est un groupe qui représente quelque chose. Ainsi, ce Breaking The Man au relent d'hymne féministe ne manquera pas de rappeler Woman In Chains. Même thème, mais époques séparées de 20 années, Woman In Chains apparaissait novateur quand Breaking The Man sonne creux. Non pas qu'il faille remettre en question la sincérité des paroles, mais l'ensemble n'est pas assez percutant et manque de conviction pour être réellement attachant. On peine également à trouver un intérêt démesuré sur Rivers Of Mercy, petite ballade inoffensive qui manque de mordant. Pourtant, The Tipping Point ne manque pas de matière intéressante. Par moment, l'album se pare d'une couche electro comme sur l'entraînant End Of Night, ou sur My Demons. Parfois il en sort un titre assez hybride tel le final Stay, et son intro acoustique.
Pourtant, contrairement à d'autres, Tears For Fears ne jouent pas du tout la partition de la nostalgie des années 80, et leur propos est résolument moderne à l'image de Master Plan, touchante ballade classieuse. Sur Long Long Long Time, on peine à comprendre l'idée au départ, mais le fil apparaît peu à peu plus évident, et révèle un titre éthéré résolument attachant.
La magie opère également sur la très belle Please Be Happy, petite composition nocturne pop-jazzy au rendu très réussi.
Parfois à la limite de l'évidence, Tears For Fears parviennent toutefois dans la majeure partie des cas à rester sur leur chemin et ne pas perdre l'auditeur. Sur The Tipping Point, c'est cette petite touche mélancolique qui maintien cette petite pièce légère hors de l'eau.
Cependant il vous sera difficile d'apprécier The Tipping Point si vous ne faites pas le deuil de l'envahissant passé du groupe. Il est ici question d'une autre histoire, d'artistes qui ont trente ans de plus, et qui ne sont plus dans un contexte qui leur permet de vous ressortir un hymne comme Shout, ou un kaléidoscope comme Sowing The Seeds Of Love.
Voici peut-être ce qui a empêché certains d'entre nous d'apprécier à leur juste valeur des morceaux comme Fish Out Of Water sur Elemental, ou Sketches Of Pain sur Raoul And The Kings Of Spain. Il est question ne pas faire l'erreur une troisième fois, et le très bon No Small Things doit être appréhendé comme il se doit.
The Tipping Point ne fera pas de Tears For Fears l'énorme machine qu'ils furent. Ce temps est révolu et il vous faut l'accepter. Mais comparer deux périodes n'a au final que peu de sens, surtout si c'est pour vous faire passer totalement à côté de ce nouvel album, qui, s'il ne révolutionnera rien, a sa propre histoire et le mérite de photographier l'instant présent d'un groupe qui a tant fait. À vous de réaliser que Tears For Fears est bien plus que quelques tubes pour des radios grands publics. The Tipping Point est là pour vous y aider.