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KNEECAP

Fine Art

KNEECAP - Fine Art
Chronique Album
Date de sortie : 14.06.2024
Label : Heavenly Recordings
45
Rédigé par Adonis Didier, le 13 juin 2024
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Belfast. Irlande du Nord. Sur les docks, dans les rues, écrite sur les murs ou dans les mémoires des anciens, traîne l'odeur de la poudre et du sang. Une histoire de territoires, de religions, de langues, l'histoire d'une culture en affrontant une autre, un combat si long que l'on ne distingue aujourd'hui plus les colons des natifs, engluant génération après génération dans un fossé dont plus personne ne sait laquelle de ses falaises ramène à la maison. Une bipolarité générale dont les plus jeunes auront fini par faire un melting pot, réinventant autant les mots que la culture, coagulant le sang de la veine anglaise par une tradition irlandaise trop longtemps oubliée dans ce que certains appellent l'Irlande du Nord, et d'autres le nord de l'Irlande.

Belfast. Nord de l'Irlande. Encore éclaté d'un vol EasyJet de quarante-cinq minutes incluant une heure de jet lag et deux bouteilles de gin pour vingt-cinq livres, je sors de l'aéroport de Belfast City, la faim au ventre. Le trajet jusqu'au centre-ville aligne le berceau du Titanic, le saumon de la sagesse, et la cathédrale anglicane de Sainte-Anne, dans un dédale de rues rétrécissant embranchement après embranchement, perdant rapidement le touriste simplet, plus préoccupé par la couleur des bâtiments et le fumet du fish and chips que par les indications de son GPS. Poussant sans doute un peu trop loin, tournant trop vite un coin en pierre grise, j'arrive presque nez à nez avec une porte ouverte. L'enseigne indique KNEECAP, rotule en français, la devanture précise Fine Art, et l'intérieur dégage une odeur de poisson et d'herbes aromatiques qui ne se refuse pas.
J'arrive au comptoir, un mec en cagoule aux couleurs de l'Irlande m'invite à sa table. Il me dit qu'il s'appelle DJ Próvaí, me présente ses deux potes, Mo Chara et Móglaí Bap, des rappeurs apparemment. Mon fish and chips arrive avec une Guinness, dans le fond du bar une femme rousse joue et chante du traditionnel irlandais. DJ Próvaí se lève, s'installe aux platines derrière elle, pendant que Mo Chara m'explique que c'est Radie Peat de chez Lankum, et que Móglaí Bap me tend une nouvelle bière ainsi qu'un parachute de ce que je reconnais pour de la MD. Les gars appellent ça du 3CAG, 3 consonnes et une voyelle en irlandais, ce qui ne change guère la composition de la MDMA, et s'il y a une chose que vous ne voulez pas faire dans la vie, c'est vous envoyer un parachute de MD avec deux rappeurs et un DJ irlandais que vous connaissez depuis seulement une heure dans un bar chelou... ou serait-ce finalement la meilleure idée du monde ?

Exit Radie Peat, Mo et Móglaí montent sur la minuscule estrade au fond du bar, Fine Art déboule dans les oreilles comme un Land Rover en flammes de la PSNI, le beat est lourd, le phrasé rapide, mixant anglais et irlandais dans la langue naturelle de la jeunesse du nord de l'Irlande pour clamer que tout ceci n'est que de l'art, de l'art complètement fine. A la télévision, les nouvelles annoncent la prochaine tournée de KNEECAP, pendant qu'une présentatrice s'indigne de l'affiche comportant la leader du DUP (ndlr : parti nord-irlandais loyal au Royaume-Uni) et Boris Johnson attachés à une fusée. Sur la scène, Ibh Fiacha Linne emprunte la ligne électro du Cübik de 808 State, relookée en jogging Adidas, cran d'arrêt dans une main et la laisse du Rottweiler dans l'autre. Quelques coups de carte sur une table, un petit sniff de coco blanche, la chasse est tirée, I'm Flush défonce la porte de chiottes pour revenir hurler dans la salle, les murs tremblent, la rave techno est aussi pétaradante que le flow des deux excités qui s'agitent le nez tout blanc sur les planches.

Je tourne la tête, deux types à l'air vaguement connu s'asseyent à mes côtés. Le temps de descendre une nouvelle Guinness, le plus grand des deux, d'un petit centimètre, se tourne vers moi, me taxe une frite froide, et part lui aussi prendre la scène, accompagné de son pote. Rencontre inattendue, fortuite, et inoubliable avec Grian Chatten et Tom Coll à la recherche d'une Better Way To Live, meilleure chanson de rap de l'année, et pour tous ceux qui ne seraient pas d'accord, c'est Uber bagarre direct ! Tout le funk du monde dans une ligne de basse, tout le désespoir silencieux et alcoolisé d'une nation dans la voix du leader de Fontaines D.C., et toute la rage d'une jeunesse schizophrène dans la morgue énervée des deux Mo's, courant d'un bout à l'autre de la scène à base de droite-gauche passements de jambes.
Et cette meilleure manière de vivre, ne serait-ce pas simplement l'amour ? Love Making fait entrer en scène une proche du groupe, la chanteuse Nino, et surprend son monde de son petit R'n'B de lover, toujours aussi intransigeant sur la qualité du flow. Comme quoi, le genre n'a rien à voir avec le talent, preuve supplémentaire en est Drug Dealin Pagans, concentré de flûte irlandaise, dub rythmé, et mec visiblement sous acide prêchant des trucs imbitables en langue locale. Le moment rêvé pour un agent anglais de se présenter au groupe, les embarquer à Londres (moi compris, ne me demandez pas comment) avec deux nouvelles bouteilles de gin récupérées dans un vol British Airways : comment ça va, Jelani Blackman ? L'enregistrement d'un banger piqué à Roots Manuva qu'on appellera Harrow Road, le groupe qui part en hurlant et en traitant la putain de ville de shithole, retour à Belfast. Nord de l'Irlande.

La nuit, tous les chats sont gris, on repasse la porte du pub, il est trois heures du matin, Parful et Rhino Ket font sonner la rave techno qui colle avec le moment. Un moment qui colle, des corps qui collent à d'autres corps, et les pieds qui collent au parquet, il est déjà l'heure de sortir. Way Too Much pour nous, reste un moment tous ensemble au kebab du coin à faire des blagues de keums bourrés, avant de rentrer se poser sous Jack dans notre bendo. Un moment de partage qui en raconte autant que quand le groupe s'énerve et jette des bombes sonores sur les Brits qui traînent encore en Irlande, car ce premier album de KNEECAP n'est pas seulement un album, c'est un récit de la vie désabusée et militante de la jeunesse du nord de l'Irlande, criant dans les manifs autant qu'elle s'éclate en boîte, autant qu'elle fait l'amour et descend des pintes avec les potes.

Un album plein, politique, social, fun, talentueux, signé par l'une des plus grosses sensations musicales d'outre-Manche. Si vous trouvez déjà ça bien sur disque, croyez-moi c‘est encore mieux en live, et si possible dans un vieux pub chelou à Belfast. Nord de l'Irlande.
tracklisting
    01. 3CAG (feat. Radie Peat)
  • 02. Fine Art
  • 03. I bhFiacha Linne
  • 04. I'm Flush
  • 05. Better Way To Live (feat. Grian Chatten)
  • 06. Sick In The Head
  • 07. Love Making
  • 08. Drug Dealin Pagans
  • 09. Harrow Road (feat. Jelani Blackman)
  • 10. Parful
  • 11. Rhino Ket
  • 12. Way Too Much
titres conseillés
    Better Way To Live, Ibh Fiacha Linne, I’m Flush
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