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KNEECAP

Interview publiée par Adonis Didier le 17 juin 2024

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On retrouve KNEECAP, nouvelle sensation rap, techno, punk, et tout ce que vous voulez venue d'Irlande du Nord, ou du Nord de l'Irlande c'est selon, autour d'une bière dans un petit hôtel parisien la veille de son passage dans l'émission Echoes with Jehnny Beth d'ARTE Concert. Un passage promo en prévision de la sortie le 14 juin de leur premier album, Fine Art, de quoi parler en toute décontraction de Belfast, linguistique irlandaise, poudre blanche, Dublin, nonnes, provocations, bagarres, popotins, et bien sûr pubs irlandais, dans une discussion de comptoir incluant votre chroniqueur préféré, les deux MCs Mo Chara et Móglaí Bap, ainsi que l'agitateur cagoulé vert blanc et orange DJ Próvaí, complétant ce trio furieux et imprévisible.

Dia dhuit ! Ou bonjour en français ! Pour commencer, vous êtes le premier groupe de Belfast que j'ai l'occasion d'interviewer, et votre musique est réellement interconnectée à la ville, donc comment décririez-vous musicalement cette capitale ?

Mo Chara : Belfast, c'est une ville très forte pour la musique traditionnelle irlandaise, mais tout ça est très informel, ce n'est pas exactement comme une scène, il n'y a pas de répétitions ou quoi que ce soit avant de faire un concert, parce que tout le monde connaît les chansons. Elles ont des centaines d'années, et tu te regroupes juste et tu joues, et tu bois. C'est comme ça que je décrirais Belfast musicalement parlant.
DJ Próvaí : Culturellement surtout.
Mo Chara : Oui, culturellement, parce que bien sûr qu'il y a aussi du hip-hop, et si tu remontes aux années 70 il y avait beaucoup de punk pendant la guerre, avec les soldats dans les rues, tout ce qui se passait, le punk est venu comme une mentalité anti-establishment et ça s'est développé très vite. Mais ce que tu verras quand tu vas dans un pub la majorité du temps c'est de la musique traditionnelle.

Parce qu'à côté de ça, la plupart des groupes qui sortent de Belfast aujourd'hui ont de grosses influences techno-rave je trouve : Enola Gay, Chalk, etc...

Mo Chara : On a truc qui s'appelle Shine, c'est un peu une communauté et un club en même temps, et ils ramènent les plus gros DJs du monde, mais c'est peu et de temps en temps, ce n'est pas aussi habituel que la musique traditionnelle. Mais oui, si on parle des gros évènements, les plus gros évènements ce sont toujours avec des DJs. Belfast peut ramener des noms vraiment énormes, et on a aussi BICEP, deux DJs de Belfast, comme le biceps tu vois. Ils sont incroyables.
Móglaí Bap : Après, le mouvement punk est probablement ce qui a eu, musicalement, le plus gros impact sur le Nord. Il y a eu The Outcasts, Stiff Little Fingers ou Rudi qui sont nés des Troubles (ndr : nom habituel du conflit opposant les pro-britanniques aux pro-irlandais en Irlande du Nord, du début des années 60 à la fin des années 90). Stiff Little Fingers sont sans doute les plus célèbres du tas.
Mo Chara : Oui, ils sont connus partout.
Móglaí Bap : Et maintenant on a Snow Patrol, et que de la musique de merde comme ça.

Comme les Two Door Cinema Club ?

Móglaí Bap : Eh... eux ça va en vrai, ils sont plutôt bons. Mais personne n'est particulièrement excité, genre Snow Patrol c'est de la musique très déprimante, et là où on vit c'est déjà assez déprimant comme ça. Mais pour en revenir à Stiff Little Fingers, on est potes avec leur batteur originel, Jim Reilly, et de là d'où on vient dans le Nord, tout ce qui est DIY et punk est resté, ça a influencé la société en général. Parce qu'on avait l'Etat qui était complètement contre le langage irlandais par exemple, et c'est bien que ça ait fini par être enseigné à l'école, au collège ou au lycée. Mais quand ça a commencé il n'y a eu aucune subvention du gouvernement britannique pendant quinze ans, aucun financement public, et tout dépendait de la communauté, des gens, et je pense que cette force punk qu'on a dans notre musique est portée par notre communauté et notre culture, et c'est ce qu'on essaye de garder et de passer dans notre musique. Comme on est un groupe qui chante en irlandais, on ne pourra jamais dépendre de l'argent du monde mainstream, parce qu'il n'y a pas tant de gens que ça qui parlent irlandais. Nous trois, et toi, maintenant, tu parles un peu irlandais ! (rires)
DJ Próvaí : Oui, tu sais dire dia dhuit !

Je sais seulement dire bonjour !

DJ Próvaí : C'est plus que beaucoup de gens !
Mo Chara : C'est plus que ce qu'on sait dire en français !

On a parlé de Belfast, mais à propos de Dublin, qui a une scène rock et punk incroyable ces dernières années, vous vous inspirez d'eux, vous récupérez des trucs ? Vous avez eu Grian Chatten et Tom Coll de Fontaines D.C. en invités sur Better Way To Live par exemple !

Mo Chara : Tu sais, l'Irlande c'est tout petit. Bon ça dépend à qui tu parles, pour mes parents Dublin c'est un autre monde, mais pour nous Dublin on y est tout le temps. On a de très bons amis là-bas, plein d'endroits où aller et plein de souvenirs. Et l'Irlande c'est tout petit, mais la scène musicale irlandaise c'est encore plus petit, donc tu rencontres des gens qui connaissent des gens et maintenant toi aussi tu connais des gens. C'est comme ça qu'on est devenu potes avec certains membres de Fontaines D.C., Tom Coll et Grian Chatten. Donc Tom a joué de la batterie sur Better Way To Live, et Grian chante, parce qu'on leur a dit qu'on adorerait faire une chanson avec eux. Grian a accepté, c'était dingue !
Móglaí Bap : Il était bourré ceci dit !
Mo Chara : Mais est-ce qu'on ne l'est pas tous ? (rires) Du coup je ne pense pas qu'on fasse une musique inspirée par Dublin, mais il y a des gens et des artistes de Dublin que j'admire beaucoup, si ce que je dis fait du sens.

Donc vous ne diriez pas qu'il y a une scène de Belfast et une scène de Dublin, les choses sont très mélangées...

Mo Chara : Non, non, il y a définitivement deux scènes, c'est un feeling très différent d'une ville à l'autre.
DJ Próvaí : Oui, même si tu ne peux pas vraiment entendre une chanson et dire comme ça « oh c'est de la musique de Dublin ! » ou « oh c'est de la musique de Belfast ! », parce que tout est tellement diversifié maintenant, mais tu peux faire la différence entre des artistes des deux villes, entre des collections de chansons qui inspirent des choses différentes...
Mo Chara : Il y aussi l'accent, tu fais la différence avec l'accent !

J'ai entendu diversifié, et c'est vraiment ce que ce premier album, Fine Art, inspire, parce qu'il regroupe tellement de genres différents avec une même énergie, du gros rap, de la rave music, du Rn'B, du dub...

Mo Chara : Pour notre premier album, l'idée était de faire un concept où tu rentres dans une pièce, dans un pub, et c'est notre monde, et on t'emmène en voyage dans notre monde, dans les trucs qui nous parlent. Et en même temps, ça monte et ça descend, comme nos concerts, on envoie, on se calme, c'est l'idée du truc. On ne veut pas choisir un genre unique, faire que du hip-hop, que du rap, on essaye d'en faire le plus possible, tout ce qu'on a envie de faire on le fait. La chanson avec Grian Chatten est assez cool, tranquille, alors que si tu vas à un concert où joue Grian Chatten, c'est putain de... Tu es déjà allé à un concert de Fontaines D.C. ? C'est incroyable, c'est tellement énorme, et punk, mais avec une douceur et un calme derrière. Donc on aime bien ne pas rester dans les trucs prévisibles, et j'ai l'impression qu'on n'est pas mauvais pour ça.
Móglaí Bap : En particulier parce qu'on utilise une langue qui n'a jamais trop été utilisée dans la musique contemporaine, donc on aime bien diffuser à travers plusieurs genres, diffuser la langue dans plein d'endroits différents. Quand on a commencé, beaucoup de gens pensaient que la langue ne marcherait pas vraiment en dehors de l'Irlande, donc on aime bien repousser les limites et faire du punk ou de la dance, et tout ça en irlandais.
Mo Chara : Comme la chanson Parful, qui est basée sur la scène rave et dance nineties qu'il y avait dans le Nord, et qui reprend des sons d'un documentaire qui parle de cette scène, Dancing On Narrow Ground.
DJ Próvaí : On a essayé de montrer tout ce qu'on est, ce qu'on vit. On a même de la flûte, de la harpe, et pas juste de la dance music et du rap.

C'est vraiment un sentiment et une alternance agréable, parce qu'à première vue, beaucoup pensent à vous comme un groupe énervé en permanence...

Móglaí Bap : Oh ne t'en fais pas, on est toujours énervés !

Et pourtant vous sortez des chansons comme Love Making !

Móglaí Bap : OK, on est toujours énervés jusqu'à ce qu'on commence à faire l'amour, et après on est calmés ! (rires)
Mo Chara : Après on se calme pour quelques chansons ! Mais oui, la colère on voit tout le temps passer des messages, genre continuez avec cette colère, poussez-la...
DJ Próvaí : Ah oui ?
Mo Chara : Oui, on a ça tout le temps. Tu ne regardes jamais les commentaires qu'on reçoit ?
DJ Próvaí : Non, ça ne fait que m'énerver ! (rires)
Mo Chara : Mais oui, je me souviens de commentaires d'américains qui disaient « gardez cette colère, on trouve ça super, on est trop contents de ça ! », mais on est plus que ça, et on n'essaye pas de faire genre on est tout le temps nerveux et en colère.
Móglaí Bap : Il faut mélanger un peu les émotions, créer un truc plus complexe.
Mo Chara : Ça va dépendre de quoi tu parles, parce que là d'où on vient, tout est très sérieux très vite mais...
Móglaí Bap : On parle de faire l'amour mec !
Mo Chara : Ah oui, ça c'était chill ! Pas d'amour vénère les gens ! (rires) Mais bref, on n'est pas un groupe en colère, la plupart des choses qu'on raconte sont plus tristes qu'énervées, parce que là d'où on vient il y a toujours un peu cette colère dans les veines, mais les choses dont on parle ne sont pas aussi violentes et agressives qu'elles semblent l'être.
DJ Próvaí : On est aussi une plateforme. On parle des choses du passé, de maintenant, parce que c'est bien de se débarrasser de sa colère, mais il y a aussi une colère légitime qui existe, parce que personne n'écoute vraiment ce qu'il se passe chez nous. C'est juste balayé vite fait, les médias ne montrent pas tout le tableau, alors on se sert de cette plateforme pour contrebalancer les choses. En allant aux Etats-Unis par exemple, et en racontant ce qu'il se passe dans le Nord.
Móglaí Bap : Je pense que cette colère qu'on utilise dans nos chansons, ça vient aussi du fait d'avoir grandi dans la classe ouvrière de Belfast, on a toujours dû faire les durs de temps en temps, parce que ça t'évite de te faire tabasser. Tu ne peux pas avoir l'air faible ou vulnérable dans ce milieu. En vrai, on est très doux, mais parfois il faut switcher, et défier quelqu'un du regard, pour ne pas te faire frapper, pour lui montrer que tu peux te défendre. Et peut-être que tu vas te faire tabasser quand même, mais il vaut mieux se battre et se faire tabasser que juste se faire tabasser. Donc la manière qu'on a de jouer et cette violence qui existe dans la classe ouvrière sont intrinsèquement liées, et on aime jouer ces chansons-là, mais on aime aussi pouvoir se calmer, et chanter des choses comme Love Making, ou encore la dernière chanson de l'album, Way Too Much. Parce qu'on a trop vu la violence utilisée comme une manière de mettre fin à toutes les situations, donc on voulait finir cet album plus calmement. Enfin, je dis ça, mais c'est ma vision, c'est quand moi j'ai grandi et qu'il était courant de se faire tabasser dans la rue, et qu'à la fin tu rentrais juste pleurer chez ta mère.

Je comprends. Quand j'avais six ou sept ans, je me suis fait frapper à l'école, et ma mère m'a juste dit « la prochaine fois tu te défendras, il faut que tu apprennes à te débrouiller tout seul ! »...

Móglaí Bap : Oui, il faut que tu aies l'air de savoir te battre. Pour pas te laisse écraser, gagner en confiance. Tu sais que tu ne sais pas te battre, mais si tu as l'air de savoir le faire, tu peux t'en sortir sans avoir à te battre.

On a beaucoup parlé langue irlandaise, et j'ai remarqué que vous chantez seulement une partie du temps en irlandais, que vous alternez avec l'anglais, ou que vous mélangez avec l'anglais. Pourquoi ne pas chanter qu'en irlandais ?

Mo Chara : Déjà, il y a 95% du monde auquel on parle qui ne sait même pas qu'il existe une langue irlandaise. Et quand on était gosses, dans notre pays, l'anglais était la langue prédominante, donc c'est juste naturel que dans notre vie de tous les jours, indépendamment du fait de promouvoir l'irlandais ou quoi, et même dans les Gaeltacht, où ils parlent d'abord et surtout irlandais, tu parles aussi anglais au milieu, un peu tout en même temps. Parce que l'influence de l'anglais, à la télévision ou ailleurs, est tellement forte que toutes les autres langues s'emmêlent dedans naturellement, et encore plus chez nous. Et puis, on ne parle pas irlandais pour prendre une position politique, on le parle juste pour communiquer, donc selon si c'est plus facile de dire quelque chose dans une langue ou l'autre, on va le faire dans cette langue, parce qu'on n’est pas 100% du temps à vouloir faire un acte politique.

Donc quand vous écrivez, il n'y a pas une réflexion précise de quelle langue utiliser à quel moment ?

Móglaí Bap : Non, ça vient naturellement quand on écrit, c'est rarement un choix. C'est juste la manière dont on parle. On saute tout le temps d'une langue à l'autre, il n'y a pas de règles, pas de limites, et c'est pareil quand on écrit. Ça nous fait juste deux fois plus de rimes possibles, ce qui nous simplifie les choses des fois !
Mo Chara : Oui parce que rapper en irlandais, ça a évidemment l'air très politique, mais au final c'est juste qui on est et comment on parle.
Móglaí Bap : Ça ne devrait même pas être politique, c'est juste une langue, mais ça l'est devenu. Parce que c'est une énorme frustration en Irlande, beaucoup de personnes ne sont pas spécialement politisées, elles veulent juste pouvoir parler irlandais et vivre leur vie dans cette langue. C'est ce qu'on veut faire, on est une génération née dans l'irlandais, maintenant on parle irlandais, et c'est comme ça. Mais dans le Nord, il n'y avait plus d'écoles pour apprendre l'irlandais jusqu'à 1972, pas de collège ou de lycée où apprendre jusqu'en 1981. Et donc pas moyen de faire ce qu'on fait aujourd'hui, nous, la jeune génération, faire la fête, prendre du crack, parler irlandais, et former des communautés ensemble autour de la langue. Et aussi, on aime bien parler des gens devant eux au pub sans qu'ils comprennent, donc ça marche comme une langue secrète, c'est parfait !

Et donc, c'est quoi l'état de la langue irlandaise aujourd'hui ? Et votre position de musiciens par rapport à ça ?

Mo Chara : Je vais essayer de faire court. En résumé, c'est passé pas loin de l'extinction, mais il y a eu un gros retour de la langue qui a commencé dans le Nord vers les années 70, et bien sûr avant dans le Sud, genre 1920, dans les années où l'Etat libre a commencé à exister. Et maintenant il y a une résurgence aussi dans les grandes villes, parce qu'il y a deux cents ans tout le monde parlait encore irlandais, et maintenant il n'y a que ceux de l'extrême-ouest, dans les Gaeltacht, qui n'ont jamais arrêté. Mais heureusement la langue revient beaucoup, et dans les grandes villes les gens voient enfin ça comme autre chose qu'une matière à l'école. Parce que ce n'est pas des maths, c'est notre vie, et notre histoire.
Móglaí Bap : Il y a eu beaucoup de honte autour de la pratique de l'irlandais pendant très longtemps. C'est ce que font des centaines d'années de colonisation, tout le but du truc est de créer de la honte, de faire croire aux gens que leur langue est d'une manière ou d'une autre inférieure, et qu'ils doivent apprendre la langue dominante pour survivre. Mais maintenant les mentalités sont en train de changer, et on peut en faire partie, parce que maintenant les gens écoutent même de la musique en putain de coréen. Ils écoutent du BTS, personne ne comprend rien à ce qu'ils racontent mais c'est cool. Pour nous, c'est pareil, on est partis aux Etats-Unis, on a passé trois semaines là-bas, on avait des putains d'américains, de canadiens, de mexicains aux concerts, et personne ne parlait irlandais, mais ils rappaient tous avec nous pendant les chansons et ils s'éclataient. Ça a beaucoup évolué tout ça, maintenant dans le monde entier on écoute des chansons en anglais, espagnol, japonais, les gens sont plus ouverts, et à travers les réseaux sociaux et les plateformes c'est aussi plus facile de trouver des musiques du monde entier.

Et même le rap, qui est un genre très lié aux paroles, vous pensez que ça fonctionne avec des gens qui ne parlent pas la langue ?

Móglaí Bap : Oui, parce que c'est plus que les mots, c'est une vibe, c'est une énergie dans la foule.
Mo Chara : Et les paroles c'est plus comme un instrument en plus. De toute façon, c'est pas notre boulot de faire comprendre ce qu'on raconte aux gens, soit ils comprennent, soit ils ne comprennent pas, et c'est comme ça.
Móglaí Bap : Et nous, on comprend ?
Mo Chara : Personnellement, je ne sais pas ce que je raconte la moitié du temps ! (rires)

Oui, et je pense que les gens comprennent votre attitude, cette énergie provocante que vous avez. Parce que c'est ce que les gens voient en premier chez vous, ce côté provoc'...

Mo Chara : Oui, à cause de toutes les controverses. Tout le monde pense qu'on est controversés tout le temps, mais encore une fois ça en revient à la langue, et à certaines décisions qu'on a pu prendre. Parce qu'on savait que ça allait être controversé, mais en même temps quand on a lancé le groupe on savait qu'on allait naturellement rapper en irlandais, parce que c'est ce que parlent nos amis, c'est ce qu'on parle, ce n'était pas une décision pour faire dans la provoc'.

Ceci dit, il y a quand même des fois où vous provoquez un peu exprès, non ?

Mo Chara : Eh... un peu !
DJ Próvaí : IT'S PROVOCATIVE !

GETS THE PEOPLE GOING ! (ndlr : pour la référence, regardez Blades Of Glory en VO, ou allez écouter Niggas In Paris de Jay-Z et Kanye West)

DJ Próvaí : Voilà, ça c'est l'esprit !
Mo Chara : En même temps dans notre musique on parle de situations sérieuses, on parle de la Palestine, de ce qu'il se passe là-bas, d'autres trucs du même genre, donc bien sûr que ça va toujours être controversé et provocant.
Móglaí Bap : C'est le truc avec le hip-hop, si tu veux rester fidèle aux fans et à l'esprit du hip-hop, à ses origines ou à sa nature, il y a toujours un peu de ça. Je veux dire, on ne va pas faire de la pop, il y a déjà assez de pop music de merde dans le monde.
Mo Chara : On n'en fait pas... encore !
Móglaí Bap : C'est vrai qu'il y a encore plein de place pour de la pop music de merde dans le monde ! Mais oui, les origines du hip-hop ça résonne beaucoup avec nous, notre musique, de devenir une voix pour les gens qui n'en n'ont pas, les gens de Palestine ou d'ailleurs qu'on n'entend jamais. Tous ces jeunes qui parlent irlandais par exemple, notre hip-hop peut de leur donner une voix et leur permettre de se sentir représentés quelque part.

Vous dites ne pas vouloir être provocants, mais vous ramenez une jeep tagguée de la PSNI (ndlr : police nationale d'Irlande du Nord) au festival de Sundance, vous faites des graffs et des affiches de voitures de police en feu, de politiciens nord-irlandais et britanniques attachés à des fusées...

Mo Chara : Je crois que c'est important de créer une émotion ou une réaction dans le public, de créer un dialogue, une conversation, quelle que soit l'image. Comme la police en feu tout le monde va être là à dire « oh vous faites ça juste pour la provoc' ! », mais c'est simplement un fait qui remonte à loin que la police n'est pas la bienvenue dans nos communautés, avec toutes les violences policières autour du monde, et ça crée un dialogue sur le sujet. Et si ce dialogue peut sortir de notre « art », attention mot fancy, controversé et provocant, alors tant mieux.
Móglaí Bap : Pour moi, c'est bien de l'art. Genre Get Your Brits Out, une de nos chansons, ce n'est pas un appel aux armes, et même si les gens ne sont pas d'accord pour appeler ça de l'art, le désaccord fait partie du dialogue. C'est tout le but de l'art. L'art n’est pas là pour forger des opinions, je ne suis pas là pour donner à quelqu'un sa philosophie, ce qu'il doit penser ou pas, et si tu n'es pas d'accord ce n'est pas comme un samedi soir où on va s'embrouiller et ne plus jamais se parler, ce n'est pas comme ça que marche l'art, et c'est ce qu'on fait, on est là pour discuter à travers une œuvre d'art. Ce n'est pas un manifeste politique, c'est une peinture sur un mur, ou le beat d'une chanson. Et je crois que c'est important tout spécialement avec les réseaux sociaux de laisser de l'espace pour le dialogue, parce que sans dialogue je ne pense pas qu'on progressera un jour dans quoi que ce soit.

Vous avez parlé des origines du hip-hop, et c'est vrai que le genre a toujours été controversé, comme en France pendant les années 90 si on prend par exemple le Suprême NTM, entre autres... NTM qui veut littéralement dire « nique ta mère » d'ailleurs...

Mo Chara : Genre ta propre mère ?

Oui, en fait tu dis à quelqu'un d'aller niquer sa mère, c'est une insulte courante en France !

DJ Próvaí : Et Suprême, c'est pour dire que c'est les top motherfuckers !? (rires)

Un peu oui ! Et ils ont toujours été très provocateurs, avec des chansons qui parlent de brûler les flics et les vieux, ce genre de choses...

Móglaí Bap : Ça a l'air d'être une opinion populaire à Paris, de ce que j'ai vu des émeutes en France l'an dernier !
Mo Chara : D'ailleurs on était là le 1er mai, quel bordel, la police est vraiment intense ici ! A taper sur les étudiants avec des matraques et tout.

La situation dans les manifestations est de plus en plus tendue, notamment depuis les gilets jaunes en 2018, et la montée des extrêmes. Et c'est aussi la manière dont les manifs sont gérées, de mettre des gens dans des nasses, entourés de flics. Tout ça tape sur les nerfs de tout le monde, des deux côtés, et à un moment quelqu'un dégoupille et ça finit par péter. Mais d'ailleurs comme on parle manifs et attitude agressive, pourquoi la cagoule, Próvaí ?

Móglaí Bap : C'est un prof condamné !
DJ Próvaí : Oui, j'étais prof d'irlandais, dans une école très catholique, donc il ne fallait pas que je sois vu dans le groupe, à faire les trucs qu'on faisait.
Móglaí Bap : Tu parles de quoi ?
DJ Próvaí : De cocaïne ! (rires)
Mo Chara : Prendre de la coke avant les cours, je ne recommande pas !
Móglaí Bap : Et oui il s'est fait virer après investigation, donc maintenant il ne porte plus le masque que pour le fun et l'adrénaline.
Mo Chara : Et il peut dormir le lundi matin aussi.
Móglaí Bap : Plus de nonne pour lui dire quoi faire !

Et les nonnes ne te manquent pas trop ?

DJ Próvaí : Non, mais mon cul leur manque ! (rires) (ndlr : une des charges de l'accusation provenait du fait d'avoir montré ses fesses avec écrit « Brits Out » dessus dans un vidéo clip de KNEECAP)

En dehors des nonnes et des culs, Mo Chara, j'ai vu que tu avais déclaré que tu ne rapperais plus à cinquante ans...

Mo Chara : Oui, j'ai peut-être dit ça... Tu as entendu ça où ? Mais non, on n'en a jamais vraiment parlé pour être honnête.
Móglaí Bap : Perso, je veux être comme Ice-T, je veux être sur scène à putain de crier comme un dégénéré, et je veux mourir sur scène en me faisant sucer la bite par ma copine.
Mo Chara : Par ta relation à long terme.
Móglaí Bap : Oui, relation à long terme, puis faire un dernier rail de coke, et surfer sur la foule en étant mort alors que tout le monde croit que je suis vivant.
Mo Chara : Oui, je veux le voir mourir sur scène et l'envoyer sur la foule pour qu'ils le balancent quelque part au fond de la salle ! Mais non, c'était plus une blague, parce que quelqu'un nous demandait si on pensait à faire d'autres trucs que le rap, comme on va sortir un film (ndlr : film titré KNEECAP, basé sur l'histoire du groupe, date de sortie française fin 2024 à préciser) dans lequel on joue, et en mode blague j'ai dit « je ne pense pas que le rap soit trop un game pour des cinquantenaires ».
DJ Próvaí : On sera contents si on arrive à cinquante ans !
Mo Chara : Quand j'aurai cinquante ans je serai déjà mort depuis douze ans.
Móglaí Bap : Le club des cinquante ! Tu te fais toujours rattraper à la fin !
DJ Próvaí : Mais non Mo, tu continueras pour la thune !
Mo Chara : Carrément, je ferai toutes vos parties si c'est pour la thune, je ferai mes couplets, ses couplets, et j'irai faire des woop-woops sur la platine en lançant la chanson d'après !
Móglaí Bap : Mais c'est cool de continuer si la musique avance en même temps. J'aime bien où en sont The Prodigy, malgré le décès de Keith Flint. Mais ce sont surtout les groupes « secondaires » qui peuvent continuer longtemps de manière intéressante, parce que l'argent fait tellement bouger les gens, et derrière les chansons.
DJ Próvaí : Comme pour les Bee Gees ! (rires)
Mo Chara : En plus, on voit tous les ans des groups disparaître très vite, juste comme ça.
DJ Próvaí : Mais si tu arrives à garder une base solide de fans qui te suivent, que tu restes sur la même page qu'eux, et que tu réussis à vieillir avec eux, c'est cool.
Móglaí Bap : Si on a de la chance, si on arrive à cinquante ans et eux aussi, ça va le faire. Mais s'ils meurent tous jeunes, on n'aura plus de fans qui viendront nous voir. Donc message à tous : on prend de la drogue avec modération, de manière responsable, et personne ne meurt parce qu'on a besoin de vous pour acheter nos places de concert !
Mo Chara : Et si j'ai dit que je ne rapperais plus à cinquante ans c'est parce qu'on sera probablement déjà tous morts du réchauffement climatique !
Móglaí Bap : Ou de la cocaïne ! Mais Mo, c'est le seul qui a encore moyen de mourir dans le club des vingt-sept, qui est un truc assez prestigieux quand même.
Mo Chara : OK je vais le faire, pour le groupe ! Mais c'est toi qui m'a forcé, ce sera ta faute !
Móglaí Bap : Et on fera des tonnes de thunes en streamant toutes tes démos et tes couplets jamais sortis ! (rires)

Je vois que tout le monde commence à être un peu bien, donc c'est le moment pour cette question : tout cet album se passe dans un pub, vous avez l'air de traîner tout le temps au pub, est-ce que le pub c'est la maison ?

Mo Chara : C'est là où je me sens le plus à la maison, oui !
Móglaí Bap : Tu sais, dans tous les villages d'Irlande, il y a un pub. C'est le nœud culturel de chaque bled, c'est là que les choses se passent. Toute notre tradition musicale, la musique traditionnelle vit dans les pubs, il y a toujours des concerts. Quand j'étais gamin on allait au pub, mes parents nous amenaient au pub, ça jouait de la musique et on était avec les adultes. Donc le pub, c'est central pour toute la culture irlandaise, pour la communauté, pour la musique, pour les alcooliques...
Mo Chara : Et tout ça ensemble, c'est KNEECAP ! (rires)
Móglaí Bap : Le pub est vraiment central, pas seulement pour boire. Tu as plein d'évènements, de la musique, tu apprends à jouer de la musique là, tu en écoutes, tu entends des gens qui viennent du monde entier chanter des chansons, et c'est pour ça qu'on a centré notre album autour du pub. Ça nous inspire, genre les jeunes ne vont pas si souvent que ça en boîte de nuit, parce que c'est cher et que tu ne t'entends pas parler, et nous on adore parler. Mais si tu vas au pub, tu peux parler toute la journée, ça doit être pour ça que les Irlandais aiment autant parler !

Dernière question, pas la plus cool mais... c'est quoi aujourd'hui le plus gros problème qu'il reste en Irlande du Nord ?

Mo Chara : Le problème en Irlande du Nord c'est que ça s'appelle l'Irlande du Nord. On n'utilise pas ce mot dans notre communauté. On dit le nord de l'Irlande, parce que de dire Irlande du Nord, ce serait légitimer un pays illégal avec des frontières illégales qui viennent d'un colonialisme qui a deux cents ans. Donc on ne dit pas ça. Dans notre communauté en tout cas, parce qu'il y a peut-être des gens à Belfast qui te diront le contraire, mais ils ont tort !
Móglaí Bap : Et sinon, la plupart des problèmes qu'on a aujourd'hui viennent de tout ce qu'il s'est passé pendant les Troubles, tout le PTSD venant de cette période, la rancœur qui traîne...
Mo Chara : Les anglais ne nous ont jamais bombardés, mais ils nous encerclent depuis des centaines d'années, à diffuser leurs idées, manipuler les gens, et comment tu veux lutter contre ce genre de truc ?
Móglaí Bap : Mais on a espoir que les choses vont changer, et que bientôt on n'aura qu'une seule Irlande, qu'on puisse être ensemble, avoir l'opportunité d'avoir un système de santé gratuit, l'éducation gratuite, des concerts gratuits...
Mo Chara : Du boulot, de l'argent.
Móglaí Bap : Oui, du boulot gratuit, et de l'argent gratuit ! (rires)