Chronique Album
Date de sortie : 13.09.2024
Label : Ninja Tune
Rédigé par
Franck Narquin, le 12 septembre 2024
Au jeu des sept familles de la musique électronique britannique, si Charli XCX incarnerait sans concurrence possible l'infernale petite sœur brat, Jamie xx le grand frère à qui tout réussit, Joe Goddard l'oncle sympathique toujours prêt à filer un coup de main, Aphex Twin le père respecté de tous mais que personne n'a vu se lever de sa chaise depuis vingt ans et Kevin Shields le cousin shoegazer zinzin dont certains disent qu'il vit reclus dans un yourte au Karakalpakistan, alors Samuel Shepherd, plus connu sous le nom Floating Points, serait assurément le gendre idéal, ce beau frère que tout le monde aime, parfait en toute occasion mais qu'on n'appelle pas en premier pour aller brûler le dancefloor all night long au Rex (ndlr : amusez-vous à former votre famille idéale sur le forum, l'auteur de la meilleure remportera douze places pour aller voir Oasis à Wembley ou un pass annuel gratuit au Supersonic). Comme Liam Gallagher, Samuel Shepherd a grandi à Manchester et fait carrière dans la musique. Leurs points communs s'arrêtent ici car après avoir étudié le piano au conservatoire, il a obtenu un doctorat en neurosciences et en épigénétique tout en débutant en parallèle une carrière de DJ. En 2008, il crée avec Alexander Nut le label Eglo avant de se lancer en solo pour fonder Pluto records et cite comme influences Claude Debussy, Olivier Messiaen et Bill Evans ainsi que Autechre, J.Dilla et David Morales. Presque trop parfait, ce mec est too much, ce mec est trop.
C'est justement cette apparente perfection qui nous a toujours empêché de nous passionner pour la musique de l'anglais. A défaut de fêlure, cherchons-lui quelques défauts. Samuel est loin de posséder le charisme d'un Kavinsky, qui d'un seul poing dressé fit se lever tout le stade de France dimanche soir (ou tout du moins ceux qui le pouvaient) et sa musique manque parfois de spontanéité, de ligne directrice et de chair. Ainsi il nous est arrivé plus d'une fois de ne pas aller au bout de ses morceaux dépassant régulièrement les huit minutes, à l'exception notable de Crush, son prédécèdent album essentiellement composé de courtes pastilles. L'Anglais (ne pas entendre "les Anglais", quoique...) agissant toujours comme bon lui semble, on ne s'étonne pas que six des neuf plages de Cascade s'étendent sur plus de six minutes. On pourrait penser que la durée importe peu, voire se réjouir d'un disque prenant le contre-pied des diktats des réseaux sociaux et plateformes de streaming, mais celle-ci jouera un rôle clé dans l'appréciation de cet album par ses auditeurs. Elle en laissera certains à la porte, saoulés par ces boucles répétitives sans fins et en plongera d'autres dans un bonheur infini, émerveillés par ce dédale de sons kaléidoscopiques.
Ses précédents albums n'ont pas été traités dans nos pages, pourtant Floating Points s'est imposé depuis presque dix ans comme un des grands chouchous de la critique. Cela n'a rien d'étonnant ou d'immérité tant ses œuvres se révèlent brillantes et novatrices lorsqu'on les dissèques avec attention. Les scores sur Metacritc ou AOTY (ndlr : sites calculant la moyenne des notes donnés par la presse) de ses deux albums studios en solo, Elaenia> (2015) et Crush (2019), dépassent alégrement les 80 sur 100 tandis que Promises> (2021), son projet d'électro-jazz minimaliste composé avec Pharoah Sanders et le London Symphony Orchestra, frôle les 90 (fait rarissime) et partait même favori du Mercury Prize 2021 avant que la jeune Arlo Parks ne lui chipe à la barbe. Jusqu'ici Floating Points restait pour nous un artiste cérébral dont on louait les compositions complexes et singulières ainsi que le souci permanent de recherche et d'innovation mais qu'on estimait plus qu'on aimait. Oublions ce rutilant CV et nos a priori car pour un nouveau disque, l'important c'est pas le passé, c'est atterrissage (dans les bacs le 13 septembre).
Samuel Shepherd a beau avoir aussi peu de points communs avec Liam Gallagher qu'avec Charli XCX, il a parfaitement entendu le mot d'ordre relayé par le Brat Summer, risquant fort de durer toute l'année et plus si affinité, qui a été insufflé par une jeunesse anglaise bien décidée à s'amuser ici et maintenant et à danser sans s'arrêter de Londres à Ibiza. Les fans n'ont pas à s'inquiéter car si Cascade s'oriente résolument vers le dancefloor et troque la contemplation minimaliste et les expérimentations de laboratoires pour l'énergie débordante de la musique de club et les drops ravageurs, celui-ci demeure un disque de Floating Points porté par une production étincelante et quelques trouvailles géniales mais parfois difficile d'accès et dont les sons rugueux, les rythmes syncopés et la longueur des titres risquent de lasser les plus rétifs d'entre vous aux musiques répétitives.
Let's Dance ! Que ce soit au rayon X avec Jamie et Charli, chez des artistes plus contemplatifs comme Floating Points et Kelly Lee Owens (ndlr : nouvel album le 18 octobre) ou sur les disques aussi inspirés que sucrés de Nia Archives, Romy et Barry Can't Swim, on retrouve à chaque fois cette volonté d'un retour vers une musique de club hédoniste et spontanée (défaut qu'on attribuait plus haut à notre cher Sam). Cascade s'ouvre avec Vocoder (Club Mix), remix du single Vocoder sorti en 2022. Si nous nous avions à faire à un autre artiste et un autre label que Ninja Tune, nous aurions pu croire à une décision purement commerciale de la maison de disques, nous servant sans scrupule du réchauffé. Au contraire ce choix s'avère des plus pertinents tant Vocoder (Club Mix) donne le ton de l'album et lui insuffle l'énergie et la vitalité qui nous manquaient sur les précédents pour pleinement nous laisser embarquer. Comme dans une comédie romantique américaine, Floating Points était pour nous l'intello à lunette coincée dissimulant ses complexes sous des vêtements trop larges mais dont le joli minois laissait entrevoir une chrysalide prometteuse et qui d'un plan à l'autre se retrouve à faire une entrée triomphale au bal du lycée, méconnaissable d'assurance et de sensualité, cheveux lâchées, tête haute et seins en avant. Durant les sept minutes trente de Vocoder (Club Mix) on retrouve tout ce qu'on aimait chez l'anglais, production inventive, ruptures de styles et expérimentations sonores et tout ce qui lui manquait, de la sueur, du groove et du stupre. C'est Basement Jaxx revisité par Aphex Twin et à titre personnel c'est ma toute première clé d'entrée dans la maison Floating Points.
Bonheur, les cinq premiers titres de l'album, sa face A, s'inscrivent dans la même veine. Alors qu'on ne voyait dans les courts morceaux de Crush qu'un simple exposé des talents et de la maestria de laborantins de l'artiste, le temps long accordé ici à chaque plage permet à sa musique de pleinement s'épanouir et de gagner en puissance et en incarnation. On retrouve la granulation sonore et les glitches typique de l'IDM tout en étant transporté par des kicks et des drops d'une redoutable efficacité. La tech-house mélodique de Key103, la métronomie Morodorienne de l'implacable Birth4000, la house raveuse de Del Oro et l'extatique Fast Forward empruntant quelques idées à Kraftwerk et Laurie Anderson viennent compléter cette première face presque parfaite. On n'avait jamais entendu Floating Points aussi dansant mais on ne l'avait jamais vu aussi inspiré artistiquement qu'au cours de ces trente-quatre premières minutes passées sur le toit de la musique de club d'avant-garde actuelle.
Après une première partie menée tambour battant, Ocotillo vient calmer le rythme et faire baisser le palpitant. Une nappe ouateuse et des scintillements de harpe et de clavicorde viennent doucement nous bercer avant d'être subitement réveillés par un final abrasif de basses râpeuses et des beats saccadés. Malgré sa bien trop longue introduction de six minutes, Ocotillo épate par son audace mais annonce aussi ce que l'on craignait, un retour sur cette face B à une musique de laboratoire dont le sang circule à plein régime dans le cerveau mais déserte le cœur et les jambes. S'il revisite avec bonheur la drum and bass sur les deux titres suivants, dans une version aussi rêveuse que tapageuse avec Afflecks Palace et une autre neurasthénique et très Warpienne avec Tilt Shift, on ne peut s'empêcher de penser que ce virage plus expérimental est avant tout nettement plus attendu et beaucoup moins risqué et inspiré que ce qui nous a été proposé sur la Face A du disque. Le clou est enfoncé avec Ablaze, morceau de clôture ultra minimal et atmosphérique renouant avec l'atmosphère dePromises. Pris seul nous n'avons rien à reprocher à ce titre et pouvons même le considérer comme une excellente et apaisante conclusion d'un album à haute intensité mais il incarne avant tout une forme de conformisme élitiste et arty à l'œuvre sur cette deuxième partie de disque. Si certains, fans de la première heure ou tenants du bon goût, se féliciteront d'y retrouver enfin le vrai Floating Points, on ne peut que se désoler d'un tel manque de panache car l'anglais n'était pas loin de nous pondre le disque de dance music du futur.
Floating Points nous offre avec Cascade un des meilleurs disques de musique électronique de l'année présentant deux faces opposées. Une première où, tel un cascadeur, il prend tous les risques, se réinvente et éblouit en se frottant aux paillettes du dancefloor, et une seconde voyant le gendre idéal se conformer aux attentes du public et de la critique et revenir à son habituelle musique, élégante à défaut d'être surprenante. Une face qu'on aime, une face qu'on estime.