Continuons notre reprise des cours avec une leçon de géographie. Quelle nation appartenant à une monarchie constitutionnelle parlementaire se situe en partie sur l'île de Grande Bretagne, se compose de quelques trois millions d'âmes, soit moins que Paris et sa petite couronne, et arbore le drapeau le plus stylé qui puisse exister ? Une nation qui peut se vanter d'avoir accouché du chanteur poète le plus cool et prolifique depuis plus de vingt ans et qui fut à la tête d'un groupe mythique au rock psyché-cool toujours imité mais jamais égalé ? Si votre cerveau s'est mis en pause malgré les kilomètres de ligne passées dans ce média à hurler notre amour à ce petit pays aussi fier que chaleureux, c'est que les vacances ont été trop courtes.
La réponse est évidement le Pays de Galles, et quel en est son meilleur ambassadeur, du moins depuis que Tom Jones a (semble-t-il) décidé de lever le pied ? Gruff Rhys, notre magicien de la pop, qui revient avec son neuvième album intitulé Dim Probs, ce qui en bon anglais signifie « No problems » et en bon français, « no souçaille », les anglicismes nous permettant de nous passer de notre propre langue, surtout en réunion de service, munis d'un PowerPoint.
Compositeur très prolifique depuis le début de sa carrière solo, soit peu ou prou un album tous les deux ans depuis 2005, Gruff Rhys continue ses pérégrinations dans le monde coloré de son imaginaire foisonnant. Sa marque de fabrique : une pop ultra mélodieuse, qui s'ouvre sur différents horizons, avec une myriade d'instrumentations diverses et variées, et le don de ne jamais se faire ressembler deux albums d'affilés. Comme un cycle qui se reproduit fidèlement, Gruff Rhys nous livre à nouveau un album chanté tout en gallois. Notre ami nous a déjà régalés de sa langue natale sur Yr Athal Genhedlaeth, son tout premier essai, suivi par l'audacieux Pang!, en collaboration avec le musicien zulu, Muzi. Avant cela, la prise de risque alors au sommet de la popularité des Super Furry Animals, quand le groupe entra dans le XXIème siècle avec Mwng, un album rock décapant et tout en gallois, de quoi déconcerter tout comme convertir tous les fans du groupe partout dans le monde.
Dim Probs est donc pour le public non gallophone un objet mystérieux, et les sonorités de ce langage aux origines celtiques nous évoquent comme un univers de contes, d'héroïc-fantasy, semé de bardes, de druides ou autres baladins. Et pourtant, le gallois est bien vivant, parlé aujourd'hui par un tiers de la population car longtemps étouffé par l'anglais devenue le langage administratif dans tout le Royaume-Uni. Gruff Rhys a eu la chance d'être élevé en parlant cette langue à la maison, de la pratiquer à l'école et dans son quotidien, rédigeant ainsi ses compositions naturellement en gallois. La barrière de la langue se posant naturellement, nous entrons cependant très facilement dans l'atmosphère feutrée de Dim Probs. La « touche » Gruff Rhys y est dominante : soit une guitare acoustique aux délicats arpèges qui domine sur la majorité des titres, accompagnée de nombreuses percussions, de cuivres, de notes de piano subtiles et de cette multitudes de sons en provenance de boites électroniques peu identifiables, donnant tout son cachet au disque.
A la question de savoir de quoi parle Dim Probs, la réponse nous vient de son auteur lui-même, alors rencontré à distance, à la fin des vacances d'été : c'est un disque aussi joyeux que triste, lumineux que sombre, et qui s'inspire entre autres de l'enfance du musicien, dans les vallées et sur les côtes à vif du Pembrokeshire, région du sud du Pays de Galles. C'est là tout l'art du musicien, transposer des sentiments à l'extrême l'un de l'autre sans cassure ni aucun contraste. La douceur pouvant en effet évoquer la joie ou la peine, les paroles, sans aller chercher la traduction de chacun des mots (et pourtant, c'est bien ce que nous conseille Gruff Rhys, adepte de Google Translate), sont donc ambivalentes. Nous nous laisserons plutôt hypnotiser par la musicalité tant instrumentale que verbale des douze morceaux présents, imaginant derrière ces paroles des scénarios plus ou moins farfelus, romantiques ou mélancoliques, selon notre humeur.
Ainsi, c'est surtout notre ressenti qui nous guidera dans le tracklisting. Certains morceaux sont un peu plus dynamiques que d'autres, tel Taro #1 + #2, Chwyn Chwyldroadol! qui nous ramène il y a 25 ans à l'époque de Mwng ou Adar Gwyn, avec les fûts du compagnon de longue date Klipch Scurlock, à nouveau présent pour cette nouvelle étape. Pourtant une icone du rock indé électrique, c'est bien en acoustique que Gruff Rhys sort son épingle du jeu, et sa voix délicieusement rocailleuse et toujours incertaine fait mouche sur des titres doux tels Cân I'r Cymylau, Dos Amdani et ses effluves presque bossa nova ou Cyflafan, avec son phrasé déclamé et ses nuances toutes en mélancolie.
Produit par Ali Chant qui a déjà œuvré aux côtés du gallois, ce nouveau disque lui a été confié du fait des très nombreuses capacités de ce dernier à s'approprier l'univers d'un autre. Plein de ressources, Ali Chant a su transposer les écrits de Gruff Rhys (celui-ci lui ayant cependant traduit les paroles pour lui donner une idée du décor) et les rendre accessibles aux oreilles non néophytes. Le résultat est une série de chansons qui réussit à capter toute notre attention, à nous faire voyager comme vibrer à l'écoute de cette musique et de ces paroles qui forment un tout cohérent et surtout très enchanteur.
A mi-chemin entre l'univers fantastique de Seeking New Gods et l'aspect introspectif de Sadness Sets Me Free, avec ce petit plus indéniable d'être interprété en gallois, Dim Probs est une nouvelle démonstration de l'écriture gracieuse et de l'univers musical très personnel de Gruff Rhys. Après vingt années de carrière solo, et une série de disques aux multiples personnalités, il réussit à nous fournir une nouvelle pièce du puzzle complexe et incroyablement fascinant que représente sa créativité.