Ce troisième jour au Primavera Sound Festival devait débuter très tôt puisqu’un de nos groupes culte jouait en fin d’après-midi sur la fameuse scène cachée. Nous voilà donc forcés de nous remuer l’arrière-train pour topper de précieux sésames afin d'avoir la chance d’entrer au fameux concert dans la petite salle de la Heineken Hidden Stage. Tout y est parfaitement marketé : bracelets verts lumineux, hôtesses souriantes, et déco pseudo-vintage. Il ne manque que
The Pastels pour la touche d’authenticité.
Pour eux, nous vendrions presque notre âme à une marque de bière ogre-landaise. Le fameux trio devenu sextet, mené par un Stephen Pastel nonchalant de classe, va égrener ses tubes de sa voix profonde si reconnaissable. Katrina Mitchell prolonge de sa douce voix sucrée, tout en cognant allègrement sa batterie, telle la douceur de l’absinthe et son contrecoup. Ce groupe si influant mais resté dans l’ombre de l’indie rock (les membres ont gardé leurs jobs respectifs, à l'image de Stephen le disquaire) sonne toujours comme sur la compilation C86 du NME. On frémit à chaque début de morceau, qu’il soit un vieux tube ou un extrait de l’excellent
Slow Summits sorti en 2013. Katrina parle à notre cœur en entamant
Check My Heart, l’un de ces sommets de langueur noisy pop. On frémit lorsque Stephen et Katrina s’échangent les couplets de
Nothing To Be Done, extrait de leur album
Sittin' Pretty sorti en 1989, le chant à tue-tête et les mouvements de nuques suivent les nappes de synthés et le fameux son Pastels. Voilà un concert qui ne peut que nous rendre encore plus accrocs à ces Écossais qui ont donné l’un des meilleurs concerts du festival, avec toute leur modestie et tout leur génie.
Pour se remettre de cette chaude fin d’après-midi, on observe de loin
The KVB, duo de shoegaze noise qu’on a déjà pu apercevoir jouer dans d’obscures salles. Leurs vidéos psychédéliques y étaient alors projetées à l’arrière de la scène. Avouons que les voir éclairés par un soleil si lumineux qu’on ne tient guère qu’une poignée de minutes sans lunettes, est assez inhabituel. Le couple construit une wave minimaliste mais furieuse, parsemée d’énervements saturés et de breaks synthétiques dramatiques, le tout porté par une sombre boîte à rythme. L’expérimental n’est jamais très loin avec cette voix venue d’outre-tombe et l’on perçoit une certaine tension bestiale entre Klaus Von Barrel et Kat Day. The KVB ont prouvé qu’ils tiennent le haut du pavé de cette scène lo-fi-gaze parmi des groupes comme The Soft Moon qui joueront, eux, vers 4h du matin.
Faisons un détour par la scène Pitchfork pour voir une partie du concert des
Ex Hex, trio de punk-rockeuses américaines sulfureuses qui vont nous empoisonner de leur riffs endiablés. Elles sonnent somme toute davantage comme une pop estivale électrisante. Leurs mélodies punky brewster sont binaires et assez simples, un peu comme si The XX rencontrait The Ex, pour dire n’importe quoi. Voilà qui s'écoute plutôt correctement pour quelques dizaines de minutes mais pas sûr qu’on retentera l’aventure.
Retournons plutôt vers la scène ATP où
The New Pornographers vont nous faire danser comme personne ne nous a jamais fait danser au Primavera Sound Festival (à part DJ COCO et The Postal Service bien sûr). Il y a en effet du Postal Service dans ce feel-good band de Vancouver. Dès les premiers « pa-pa-pa » sur
Brill Bruisers, nous voilà engagés dans cette pop joyeuse qui réunit un public comme un seul homme dans la joie, l’allégresse et la pornographie. Des guitares efficaces, des synthés bucoliques, un harmonica bien placé et des chœurs à tue-tête font le reste, nous voilà sous le charme de ce duo vocal masculin – féminin. Ce sentiment permanent qu’un tube en puissance succède à un autre est bien présent. Le soleil se cache au loin derrière quelques nuages roses, à l'arrière la scène où The New Pornographers nous collent un sourire qui ne disparaîtra plus de toute la soirée. On crie, on danse, on fait le hibou, encore plus en entendant l’introduction synthétique de
Champions Of Red Wine, le genre de moment magique qui justifie à lui tout seul de venir à ce festival pour au moins les vingt prochaines années. Les Canadiens portent bien leur nom, nous avons bien à faire à du pur plaisir même si un coïtus interruptus nous rappelle que Patti Smith ou Tobias Jesso Jr. jouent déjà sur une autre scène. Les choix sont toujours terribles mais nous faisons confiance à la nouveauté et rejoignons notre chouchou Tobias.
Malheureusement, les programmateurs ont fait une erreur monumentale en programmant le meilleur nouveau songwriter de 2015 sur une scène extérieure proches de concerts de groupes de rock ou de punk. On n’entend à peine le piano furtif du Canadien et sa voix toute en subtilité est masquée par les basses environnantes.
Tobias Jesso Jr. lui même a l’air dégouté de cette situation. Ce concert aurait eu sa place dans l’Auditorium mais l’homme a préféré joué en extérieur malgré la proposition de l'organisation. Nous tentons d’entrer dans les géniales compositions de son album
Goon avec tout d’abord l’excellent
Hollywood et son « I think I’m gonna die in Hollywood » qui parviendra tout de même à nous faire frémir. On tente de changer de coté, de se rapprocher, mais rien n’y fait. Il faudra un instant magique sur
Without You où le public tente d’apporter sa voix et où Tobias finit presque par s’énerver en tapant sur son piano de toute ses forces et en poussant sa voix dans un cri rageur. Il proposera un dernier morceau à la guitare acoustique avant de s’évaporer un peu déçu. Nous repensons à son concert parfait au Pitchfork Music Festival à Paris, nul doute qu’avec un tel talent, il sera toujours présent dans dix ans et nous le reverrons dans de meilleures conditions.
Pour continuer dans la folk de chambre, rejoignons le Mordor ou plutôt la scène Primavera pour assister au grand retour du songwriter irlandais
Damien Rice, dont le dernier album, après huit ans d’absence, nous a agréablement surpris. Vêtu d’un vieux t-shirt déchiré, d'une barbe fournie et armé d’une vieille guitare acoustique, il s’avance seul sur la grande scène qu’il va enflammer comme on a rarement vu un seul homme l'enflammer. Nous avions eu la chance de le voir il y a dix ans de cela et tout est intact, Damien Rice est toujours très haut. Un niveau où l’on écoute et où l’on se prosterne. Une certaine émotion de tristesse se lit aussi bien dans sa musique que dans son attitude ou dans les expressions de son visage. Ses explosions vocales sur
Delicate nous transpercent de part en part dans un frisson permanent et il ne s’agit que du morceau d’ouverture. Il enchaine avec la fabuleuse
9 Crimes chantée sans la compagnie de Lisa Hannigan, sa partie vocale voyant Damien Rice s’envoler dans les aiguës avec une intensité pétrifiante. Il terminera en multipliant les pistes vocales avec son pédalier dans un tourbillon bruitiste indescriptible, en criant toute sa rage de toute son âme. On ne sait pas l’état dans lequel Damien Rice se trouve en sortant de scène, mais nul doute qu’il doit être extrêmement atteint émotionnellement.
Les titres du dernier album sonnent déjà comme des classiques, à l’image de
I Don’t Want To Change You ou
The Greatest Bastard qui aura inversé totalement la place des organes de notre cage thoracique. On se souviendra également des tubes
The Blower’s Daughter et ses « Can’t take my eyes off of you » déchirant les étoiles, ou de
Cannonball, perle pop-folk sublime de simplicité. On a comme l’impression de voir le meilleur concert du festival à chaque heure mais Damien Rice restera comme le moment hors de l’espace-temps du Primavera 2015.
On se dépêche de rejoindre la scène ATP en courant pour assister à la fin du concert des Ecossais de
Belle And Sebastian. Stuart Murdoch est en pleine interprétation de la douce
Piazza, New-York Catcher, s’approchant des premiers rangs alors qu’on se faufile parmi les derniers. Ils enchaineront avec une version électronique de
Electronic Renaissance de leur classique album
Tigermilk. Sarah Martin prend finalement le micro pour l’élégante
I Didn’t See It Coming dont le léger refrain reste en tête comme une ritournelle. Stuart couvert de son chapeau invitera finalement des heureux élus sur scène pour un défoulement général sur
The Boy With The Arab Strap, ce qui n’empêche pas les arrangements piano, cordes ou vent de rester dans la précision la plus méticuleuse. Le public est finalement invité à reprendre en chœur le tube final
Get Me Away From Here I’m Dying, nous chantons à tue-tête ce fabuleux extrait de l’album
If You’re Feeling Sinister avec ce sentiment étrange d’entendre une playlist de son iPod sur l’ensemble de la soirée. Les fleurs d’Écosse ont encore frappé.
Un autre dilemme nous frappe : retourner sur les scènes du Mordor voir
Sleater Kinney ou apprécier tranquillement
The Church sur la scène Rayban. On opte pour ce dernier choix et quel choix, puisque les Australiens vont nous faire sauter comme des foufous pendant l’intégralité de leur prestation. Cette formation culte du rock progressif des 80’s livre certainement le concert le plus maîtrisé du festival. On sent bien les trente-cinq années de tournées dans la perfection de ces envolées spatiales de guitares floydiennes et cette voix taillée comme un diamant d’Argyle. On s’évade dans des distorsions massives en solos infinis, baignées par des nappes de synthé psychédéliques. Les titres s’étendent souvent sur une dizaine de minutes à l’image du premier tube,
Reptile, et ses boucles de guitare un brin vintage. On pense parfois à The Cure dans cette voix langoureuse et parlée de Steve Kilbey : The Church se font plaisir et cela s’entend clairement. Le titre tant attendu est finalement joué sur la fin du set : la géniale
Under The Milkyway, extrait de la BO de l’intrigant et marquant film Donnie Darko, nous fait frémir dès son intro à la guitare acoustique. On se sent alors comme Donnie : dans une sorte de monde parallèle à regarder les étoiles. Ce « concert pour vieux » s’est révélé être l’un des meilleurs moments des trois jours, si on peut encore distinguer les meilleurs moments de cette soirée.
Nous rejoignons finalement la scène Primavera pour la tête d’affiche de la soirée : les anglais de
Ride. Le quartet culte d'Oxford font parler la poudre de leur son lourd et intense dès les premières notes, affichant le nom du groupe en géant à l’arrière de la scène. Like a boss. Mark Gardener et son couvre-chef entame
Leave Them All Behind, nous prenant directement aux tripes avec un shoegazing massif diablement addictif, au point qu’on souhaiterait que chaque titre de s’arrête jamais. Andy Bell s’excite sur sa guitare, apportant ces dérivations si marquées et reconnaissable qui ont fait leur légende comme sur l’enchainement
Polar Bear et
Seagull, extrait de fameux premier disque
Nowhere sorti en 1990. Les voix de Gardener et Bell s’y mélangent à la perfection tandis que ces tréfonds saccadés de guitare nous traversent les tripes. Les tubes accélérés et insufflés par une énergie folle se succèdent, en pensant forcément à tous les moments dont Oasis fût fortement inspiré par les trouvailles de Ride. Andy Bell se saisit du lead sur le tube
Vapour Trail qui n’a pas pris une ride, raisonnant toujours comme une perfection pop s’évaporant dans cette rythmique addictive au possible. Après les reformations de Slowdive et My Bloody Valentine, celle de Ride s’est révélée tout aussi excitante et nous a permis d’enfin découvrir ce groupe fondateur en live. Et quel fabuleux live !
Pour rester dans les mêmes excitations, retournons sur la scène Rayban où les Canadiens de
Death From Above 1979 ont déjà débuté leur folie furieuse. Le duo de punk-noise livre à une vitesse effrénée, un show à relier les deux extrémités auriculaires par l’intérieur. On reste un peu en retrait le temps de s’adapter, un peu figés par la surprise. Le batteur/chanteur déjanté Sebastien Graigner s’énerve comme un malotru et force l’admiration en activant chaque membre toute en proférant de sa voix rebelle et transperçante sous un déluge de lumières stroboscopiques. Le bassiste Jesse Keeler le suit dans des divagations extrêmes de saturation, doublées parfois par le synthé. Malgré l’agressivité globale de Death From Above 1979, le résultat reste tout de même dansant et on peut aisément s’approcher de la scène pour aller remuer comme un aliéné azimuté. Le volume devient alors excessivement fort et on ne résistera pas longtemps aux avant-postes. Ce défoulement général entre déjantés fut infernal et aurait presque pu nous creuser un piercing dans le lobe par simple imposition des basses. A ce niveau, on n'est plus très loin du game over.
Avec la volonté de se calmer un peu, nous tentons de nous reposer un minimum devant le concert de
Alt-J, notre premier concert sur l’éloignée scène Heineken. Le couperet est terrible : enchainer Death From Above 1979 et Alt-J revient à couper un Bloody Mary avec du Cacolac. La lenteur est extrême, on attend de moins l’infini à plus l’infini que quelque chose veuille bien se passer sur scène pour finalement poser ses fesses dans le gravier. Les titres du premier album sont attendus comme le messie alors que ceux du récent
This Is All Yours n’ont que peu d’intérêt. Mais même sur
Tessellate, on a comme l’impression d’être des zombies attendant leur pieu dans le cerveau. Il est peut-être temps de se respecter et de faire une pause avant un final bien mérité.
Et ce final en apothéose est
Ratatat. Le duo électro-rock New-Yorkais va illuminer la nuit Barcelonaise de ses traits de génie aussi nombreux que les rayons lasers qui transpercent l’audience. On n’aperçoit guère que l’ombre des deux musiciens maniant guitares, claviers ou machines, à l’avant d’un écran géant à l’habillage vidéo siphonné et porté sur la faune avec notamment des perroquets dansants, un grand classique sur Youtube. On a réellement l’impression d’entendre quelque chose de novateur et de fondateur dans l’électro avec la guitare de
Wildcat qui glisse sur des beats restant assez discrets, faisant la part belle à la mélodie et aux égarements épiques interrompus par de grosses basses hard-rock. Tous les titres sont tellement catchy que le cerveau ne donne plus aucun ordre aux membres : « vous savez ce qu’il reste à faire ». Personne ne sonne comme Ratatat et c’est bien ce qui nous surprend à chaque relance, ce sentiment de perfection, sans aspérité aucune, comme si tout s’écoulait dans une mer d’huile. Entre tortilla et ratatouille, nous choisissons Ratatat pour toujours.
Quelle soirée folle ! Ce vendredi était certainement le meilleur enchainement de prestations ultimes jamais expérimentées au Primavera Sound Festival. Après The Pastels, The New Pornographers, Tobias Jesso Jr, Damien Rice, Belle and Sebastian, The Chuch, Ride, Death From Above 1979 et Ratatat, par quoi continuer ? On ne sait pas mais la nuit sera courte et il faudra redescendre sur Terre, Under The Milky Way tonight.