Chronique Album
Date de sortie : 06.06.2025
Label : AWAL Recordings
Rédigé par
Franck Narquin, le 6 juin 2025
Il y a des artistes dont la légitimité ne fait plus débat, même si leur notoriété en France reste paradoxalement confidentielle. Little Simz est de ceux-là. À trente ans à peine, la rappeuse londonienne Simbi Ajikawo s'est imposée comme une figure centrale du hip-hop britannique contemporain, saluée à la fois par la critique, les jurys et un public fidèle qui l'a vue évoluer sans jamais se compromettre. Son nom figure désormais dans toutes les listes sérieuses. Elle a remporté un BRIT Award, un MOBO, un Ivor Novello, et a été deux fois nommée au Mercury Prize.
Son exigence artistique est totale, elle écrit, compose, joue parfois la comédie, et s'entoure de collaborateurs à la hauteur de ses ambitions, notamment le producteur Inflo, tête pensante du collectif Sault, avec qui elle a tissé une alliance aussi fructueuse qu'explosive. Là où d'autres multiplient les featurings pour faire nombre, Little Simz conçoit chaque album comme un manifeste, une œuvre pensée dans sa globalité, entre introspection radicale et souffle orchestral. Elle peut enchaîner un spoken word à fleur de peau, un banger grime et un gospel symphonique sans jamais perdre la main.
Son quatrième album, Sometimes I Might Be Introvert (2021), a marqué un tournant. Vaste fresque de dix-neuf titres mêlant hip-hop, soul, funk, orchestrations classieuses et interludes théâtraux, il a été acclamé comme un chef-d'œuvre. Deux ans plus tard, elle enchaînait avec No Thank You, plus brut, plus direct, libéré de toute volonté de plaire. Et entre ces grands disques, une série d'EPs baptisés Drop, publiés sans annonce préalable, comme des esquisses urgentes ou des terrains de jeu stylistiques. Aujourd'hui, avec Lotus, Little Simz poursuit sa trajectoire singulière. Fidèle à sa logique de contre-pied permanent, elle convie sur ce nouvel album des invités aussi exigeants que prestigieux : Sampha, Michael Kiwanuka, Moses Sumney, Obongjayar, Moonchild Sanelly, Yussef Dayes... Soit un aréopage de voix singulières, entre soul, jazz, rap et avant-garde. Comme si, pour faire pousser sa fleur-totem, la reine du rap UK avait choisi les meilleurs jardiniers du moment.
Contrairement à ses précédents albums, Lotus se distingue par une production largement organique, avec des titres enregistrés en studio aux côtés de musiciens. Guidée par Miles Clinton James, producteur principal au style cinématographique et chaleureux, Little Simz explore des textures vivantes avec des arrangements joués, renforçant la dimension émotionnelle et la profondeur sonore. Cette approche artisanale, servie par une équipe technique de haut vol (Ben Baptie au mix, Mike Bozzi au mastering), donne à Lotus une ampleur nouvelle sans rien sacrifier à la précision. Mais Lotus n'est pas un album-monolithe, Il se déploie par strates, comme un disque-monde où chaque piste explore une facette différente du prisme Simz. On y croise tour à tour la transe percussive de l'afrobeat, les échappées post-punk, les splendeurs d'une soul orchestrale, et les clairs-obscurs d'une pop éthérée.
Dès Thief, Little Simz ouvre l'album dans une tension animale. Cris de loup, cordes nerveuses, batterie fébrile, le décor est planté, brut, tendu, impérieux. Flood, avec Obongjayar et Moonchild Sanelly, enchaîne sur un afrobeat ombrageux à la Young Fathers, tandis que Lion, plus jazz-funk, fait rugir les tambours et caresse les mots. Simz manie le contraste avec une maîtrise souveraine, féline, incisive, inattaquable. Avec Young, la voilà qui s'aventure sur un terrain inattendu, un post-punk facétieux, basse bondissante, riffs secoués et morgue anglaise dans la veine de Parklife. Un terrain de jeu plus ludique mais redoutablement efficace. Enough, avec Yukimi Nagano de Little Dragon, propose l'un des plus gros tubes de l'album, basse funk, batterie uptempo, refrain pop irrésistible pour un joyau dancefloor ultra contemporain.
Free déploie une orchestration 60's à la Burt Bacharach, sur laquelle Simz pose un flow calme et tendu. Only et Lonely creusent le sillon soul rétro, tandis que Hollow reprend l'esthétique Sault avec ses arrangements luxuriants. On entre ici dans le cœur battant du disque, arrangements élégants, voix incarnée, mélodies enveloppantes. Dans Peace, la rencontre avec Moses Sumney et Miraa May donne lieu à un morceau suspendu, atmosphérique, à la croisée de John Glacier, Tirzah et Blood Orange. Lotus, titre éponyme et pivot du disque, atteint un sommet émotionnel, piano fragile, guitares tremblantes, cloches discrètes, avant l'explosion majestueuse du refrain porté par la voix de Michael Kiwanuka. Enfin Blue, duo final avec Sampha, conclut l'album avec une douceur foudroyante. Deux voix à fleur de peau, une épure totale. Et cette impression tenace d'avoir assisté à quelque chose de rare.
La fleur de lotus, symbole absolu de pureté, émerge immaculée d'une eau boueuse. Comme elle, Simz a grandi dans l'adversité, mais ne s'en sert jamais pour se victimiser. Elle transforme le trouble en force, la boue en musique. Une pureté sans naïveté, une rigueur sans froideur. Une rappeuse, une poétesse, une actrice, une icône. Immaculée, peut-être, mais jamais déconnectée du sol qui l'a vue naître.