Succombant lui aussi à la grande mode des « albums-joués-en-entier-sur-scène », Roger Daltrey vient présenter à l’Olympia l’ambitieux Tommy, premier disque qualifié d’opéra-rock. Aussi incroyable que cela puisse paraître, depuis sa sortie en 1969 les Who n’avaient jamais réussi à le jouer sur scène dans sa version dite « originale ». Nous voilà donc dans le théâtre légendaire, sagement placés par des ouvreuses, à attendre le début de l’histoire du gourou sourd et muet.
Ce sont les Little Fish qui ont l’honneur d’ouvrir ce soir, les spectateurs bien assis dans leurs sièges de velours écoutent avec une certaine attention leurs mélodies aux arrangements minimalistes. Deux filles et deux garçons qui ne respirent pas la joie de vivre mais tentent de s'attirer la sympathie du public en faisant montre de leur maîtrise de la langue française, non seulement pour présenter les titres mais surtout pour chanter deux morceaux en français. Mission accomplie.
« L'Olympia vous offre maintenant 20 minutes d'entracte », annonce une voix dans les hauts-parleurs, comme lors d'une pièce de théâtre. Ils ont sans doute pris le qualificatif « opéra-rock » un peu trop au pied de la lettre. C'est un groupe somme toute sans surprise qui se présente sur scène à l'horaire prévu, à la minute près (20h55) : deux guitares, une basse, un clavier, une batterie. Sur le mur du fond un grand écran diffuse des images plus ou moins psychédéliques pour illustrer les morceaux, mais celles-ci n'ont que très peu de rapport avec les chansons qu'elles sont censés illustrer. Il vaut mieux connaître l'histoire (ou comprendre très bien l'anglais) pour pouvoir suivre l'intrigue.
Les animations exagérément kitsch 70's ne servent qu'à mettre les choses en contexte : ceci est une énorme madeleine de Proust de l'ère pré-numérique, un temps où il était normal qu'un groupe de rock'n'roll ait la prétention de se prendre pour des compositeurs d'opéra. L'auteur de cette œuvre oxymoronique est remplacé ce soir à la guitare par son frère Simon Townshend, même gabarit, même timbre de voix, même moulinets des bras, tout y est sauf peut-être le charisme et la verve technique.
L'introduction Overture permet de se familiariser avec les thèmes musicaux qui vont jalonner cette soirée. La naissance du héros de notre histoire est saluée par le public qui se fait un plaisir de reprendre en choeur l'exclamation « A son ! » pendant It's A Boy. Roger Daltrey est encore un peu en retrait, il laisse les coudées franches à Townshend (frère) et au directeur artistique de la tournée, Frank Simes, qui officie également à la guitare. Le concert démarre véritablement lorsque résonne les premières lignes de 1921 (« So you think '21 is gonna be a good year... ») et la tension monte jusqu'aux premiers accords de guitare acoustique de Pinball Wizard. C'est le délire dans l'OIympia, partout les spectateurs sont debout ! Daltrey enchaîne les morceaux sans transition, ne fait pas de tentative d’explication de l’intrigue. Les ambiances se succèdent à un rythme effréné. Le Tommy qu'il nous offre est un Tommy ramené à son essence rock.
La joie de Roger Daltrey est tout sauf feinte, il est clairement admiratif des musiciens qui l'accompagnent et fait tournoyer son micro au bout de son fil à maintes reprises comme à son habitude. Les spectateurs saluent le travail du batteur Scott Deavours avec enthousiasme. Se substituer à Keith Moon n'est pas à la portée du premier venu, mais il s'en sort avec les honneurs. Par moments furtifs, on peut entendre une légère fatigue dans la voix de Daltrey, contrastant avec son énergie communicative. Et c'est bien de cela qu'il est question ce soir : communiquer avec le public l'attachement pour ces morceaux créés il y a 40 ans. Certains ont mal vieilli, mais dans l'ensemble la machine nostalgique tourne à plein régime, même pour les quelques spectateurs bien trop jeunes pour avoir connu l'époque de la sortie du disque. Peut-on être nostalgique d'une époque que l'on n'a pas connue ? Il semblerait que oui. Passant de l'angoissant Tommy Can You Hear Me à la délivrance Sensation, pour enfin arriver à la conclusion du désabusé We're Not Gonna Take It et le grandiose Listening To You, les Who ont réussi le tour de force de construire un album à la structure exigeante et aux paroles traitant de sujets tels que l'autisme, l'inceste, les sectes, en rendant le tout accessible. Pas un mince exploit !
Roger Daltrey ne nous laisse pas le temps de digérer ce plat de résistance déjà copieux et enchaîne illico sur un dessert qui va se révéler pantagruélique : une heure vingt de rappel. Il attaque avec I Can See For Miles et The Kids Are Alright, et tout le monde est heureux, debout, frappe dans ses mains, puis l'anglais saisit une guitare acoustique et livre une très belle version de Behind Blue Eyes. Beaucoup plus bavard que dans la première partie du spectacle, il présente Simon Townshend qui va jouer une de ses chansons personnelles en compagnie de Frank Simes. De son répertoire personnel, Roger Daltrey ne jouera finalement que deux morceaux en deux heures et vingt minutes de concert. Quelques reprises de légendes du rock'n'roll, et quelques grands classiques des Who, dont une version très bluesy de My Generation, et c’est déjà l’heure de se quitter. Il dédicace la chanson Without Your Love au public fidèle des Who, sans qui il ne serait rien. Séquence émotion. Après ça, il lui est impossible de partir, il va chercher un ukulélé et entame une dernière chanson, mais l'instrument en a décidé autrement et refuse de marcher ! Pour détendre l’atmosphère, Roger Daltrey accuse ses roadies d’avoir saboté l’engin volontairement afin qu’ils puissent aller se reposer ! Sur cette note humoristique, le concert se termine dans la bonne humeur générale.
A la sortie, le public (à la moyenne d’âge assez avancée) s’émerveille de l’énergie dont fait toujours preuve cet homme de 68 ans, tandis que les plus jeunes sont fiers d’avoir pu entrevoir un petit bout de la légende de ce groupe intemporel. Loin de s’enfermer dans son rôle d’icône du panthéon rock, Roger Daltrey a su garder son sa bonhomie et sa proximité avec son public, toujours au rendez-vous.