Journal du Capitaine. 26 octobre 2023. 22h30. La pluie battante nous fouette le visage. Les routes, changées en canaux, draguent la lie de la ville jusqu'à la déverser dans les couloirs du métro. Les hommes trouvent refuge sous quelques fondations encore sèches, et craignent de remonter braver les cordes déversées par le ciel. Une accalmie, nous semble-t-il, ou plutôt une tromperie de l'esprit et des dieux du temps. Une centaine de mètres, mètre après mètre, litre après litre d'eau reçu sur le visage, trempant les manteaux, puis les chemises, puis les os, et avant que notre âme ne fut noyée avec eux, enfin la terre promise nous offre son abri.
22h45. La chaleur de notre refuge est telle que la pluie froide dégorgée dans le fond de nos bottes remonte et colle à nos jeans comme la vapeur bouillonnante d'une caldeira. Des phares s'agitent par-dessus nous, baignant les hommes et les femmes rescapés de lueurs vives violacées, papillons de nuit dansant d'une tête à l'autre, attirés par les senteurs de tissu moite et d'alcool. Encore hébétés, des hourras, des acclamations partent de la foule qui nous entoure vers des gens à l'air familier. Un homme monte sur la scène, portant avec lui un long manche à cinq cordes. Il joue seul des airs complexes absorbant lentement l'atmosphère d'une salle qui ne respire plus que de sa musique et du bruit de l'impolitesse, crasse et imbibée. A sa suite montent trois autres hommes, mitraillés par les caméras : une baraque brune tout de rouge vêtu, un saxophoniste surmonté d'une teinture blonde et d'une boucle d'oreille, et un rugbyman australien, à la fois batteur et caméraman.
Il y a longtemps que je n'avais plus navigué. Mes hommes sont toujours avec moi, pour ceux que la mer a ramenés, mais de faire voile d'un port à l'autre, nous ne faisons plus que marcher de bars en bars. Il y a longtemps que je n'avais plus navigué, mais voilà, l'océan n'oublie pas, et l'on n'oublie pas l'océan. Il revient, calme, doux, aussi excessif dans son charme et sa tranquillité qu'il le sera dans sa colère. D'avoir connu celle-ci, je profite d'autant plus des moments où il m'enlace, du bruit de l'eau murmurant sur l'oreiller que la mer ne se distingue plus du ciel que par la peinture des nuages et les ailes des albatros. L'un des hommes me hurle des choses, des soucis, mais rien ne saurait troubler ma tranquillité tant que la musique des vagues trouvera son chemin jusqu'à moi.
Quelque chose me dit que j'aurais dû écouter. Le grand homme revient, ses mots cette fois en rythme, portés par une rage que je découvre, et de ses mots l'océan replonge sous moi, et déjà mon bateau tangue. Ne pas cligner. Ne pas cligner. Un clignement, et la mer s'ouvre, et se referme en m'emportant dans son avalanche. L'homme est maintenant torse nu, il me fait toujours face, le tatouage sur son pectoral me rappelle aux trésors des Caraïbes, mais le ciel est maintenant rouge, rouge du sang des marins emportés dans les flots déchaînés du Zeitgeist. Le bruit de l'acier tiré remplace le fracas des vagues, je vois les corps empilés sur la plage léchés par l'écume, la brûlure du sel emportant les odeurs de poudre, une main derrière le diable, l'autre portant le poids de l'homme qui se jette sur la foule et continue de hurler sur les épaules du plus fort marin.
Je le savais, j'ai oublié, on me rappelle, encore j'oublie, on me prévient mais je ne me détourne pas, et il est déjà trop tard. L'océan est une amante qui n'accepte pas d'être délaissée. Chaque vague broie la précédente et mes os avec, encore une fois le ciel et l'eau ne font plus qu'un, noirs, noir partout, aveugle, je suis aveugle, non, mes yeux se brisent, tailladés par le tranchant de l'éclair, mes oreilles éclatent dans les mains du tonnerre, le ciel prend vie avec Thunder, alors que le tourbillon grossit, attrape et recouvre des mains tendues vers le ciel dans une dernière volonté de vivre, un dernier élan de terreur.
Le calme plat. Au son d'une basse et d'un saxophone je dérive sur une mer d'huile, accroché à ce qu'il reste d'un bateau, le mien ou celui d'un autre. Trempé par la sueur comme trempé par la pluie, je ferme les yeux à l'idée que tout cela n'ait été qu'un rêve, une hallucination collective causée par une drogue faite de saveurs musicales cueillies au-delà de toutes les mers connues, et dans ma vision me vient un nom : Maruja.