Jeudi 30 novembre 2023. Paris, avenue Montaigne. Treize heures trente du matin. La rédaction de Sound of Violence s'affaire dans une suite du Plaza Athénée où notre rédacteur en chef a récemment élu domicile. On s'invective sur le choix des dix meilleurs albums de l'année (« tu ne peux pas mettre à la fois Blur et Depeche Mode, on est en 2023 », « bar italia, c'est sûr mais les deux ou juste le meilleur ? », « si tu votes pour Jockstrap, je ne note pas pour Lankum »...) et entre deux engueulades aussi passionnées que théâtrales, on débriefe sur les concerts des groupes irlandais vus la veille, soit Kojaque à La Bellevilloise et Enola Gay au Point Ephémère. On y a d'ailleurs de nouveau croisé l'inévitable Jehnny Beth, que je crois avoir plus vue cette année que ma propre mère. Comme toujours en cette période de bilan, l'ambiance y est particulièrement exaltée et le niveau sonore ne cesse de monter, largement entretenu par les incessantes allées et venues du room service du bar du palace parisien.
Pourtant, une simple dépêche viendra instantanément jeter un froid glacial. Shane MacGowan est mort. On le savait gravement malade depuis plusieurs mois et on déconseille à la jeune génération de prendre exemple sur son hygiène de vie qui ferait passer Peter Doherty pour un gourou du bien-être à la Gwyneth Paltrow, mais le choc est dur à encaisser. Ce n'est pas tous les jours qu'on perd un héros. Parce que Shane n'était pas qu'une simple rock star, c'était bien plus que ça, c'était un héros, un vrai. Avec lui c'est une certaine idée de faire et vivre la musique qui meurt et puis accessoirement c'est notre jeunesse qui fout le camp, mais ça j'en parlerai plutôt à mon psy ou au barman de l'Orphée. Alors que la scène musicale irlandaise a rarement été aussi excitante qu'aujourd'hui, elle se trouve orpheline de son plus grand punk quelques mois après la disparition de Sinead O'Connor, une de ses voix les plus enragées et engagées. La relève est là avec Fontaines D.C. et The Murder Capital en premiers de cordée, suivis par des jeunes pousses telles que Gurriers et Enola Gay ainsi que les brillants Gilla Band et Sinead O'Brien, qui font de cette île célèbre pour sa fiscalité légère et ses greens de golf parfaits, la nouvelle place forte du post-punk.
Bien le rap n'ait jamais été la spécialité locale, il n'aura fallu à Kojaque que quelques EPs et deux albums, en particulier
PHANTOM OF THE AFTERS paru il y a tout juste un mois, pour enfin inscrire l'Irlande sur la carte du hip-hop mondial. Malgré la réception critique quasi unanime du nouveau disque de l'irlandais, La Bellevilloise est ce soir loin d'afficher complet. On ne se risquerait pas à donner une estimation du nombre de spectateurs mais il est fort à parier que le tourneur n'ait pas trouvé « super » les chiffres de la billetterie. On peut imputer cela à une soirée où l'offre culturelle parisienne était des plus pléthoriques (Enola Gay au Point Ephémère, Charlotte Adigéry et Boris Pupul à la Gaité Lyrique, Hozier au Zenith, le festival Les Femmes s'en mêlent à la Mécanique Ondulatoire avec un line-up 100% UK pas piqué des hannetons composé de Gina Birch de The Raincoats, Ailbhe Reddy et Grandmas House, trio punk-queer de Bristol auteur cette année de
Who Am I, premier EP aussi court que jubilatoire ou encore la sortie de Conann le nouveau film de Bertrand Mandico) ainsi qu'à un Celsius se rapprochant dangereusement du nombre de condamnation de ministres mis en examen et invitant à rester chez soi bien au chaud pour binge-watcher Split, la superbe série Slash disponible sur france·tv avec Alma Jodorowsky et Camille Berthomier (celle que je vois plus que ma maman) et dont la bande originale a été composée par les taulières Rebeka Warrior et Maud Geffray.
Le parterre clairsemé de La Bellevilloise n'annonce pas une ambiance des grands soirs mais permet de faire régner dans ce petit club en sous-sol une douce atmosphère, presque familiale, à des années lumières de l'idée que doit se faire Gérald Darmanin d'un concert de rap. Surpris par le profil du public, très jeune et très majoritairement féminin (en résumé celui du rap francophone type Colombine, Roméo Elvis ou Lomepal), j'en déduis vite qu'une grande partie des spectateurs.trices a dû découvrir Kojaque grâce à
WOOF, single sur lequel il invite sa compatriote Biig Piig, qui elle avait blindé en début d'année La Maroquinerie, la salle voisine à la capacité plus importante en deux ou trois clics sur Dice. A ces mots, notre photographe, le toujours excellent Antoine Monégier du Sorbier (ne ratez pas la galerie photos du concert, il y a quelques jolis clichés) me regarde d'un air dépité comme si j'étais Roman Polanski. Je lui précise que je n'ai réalisé aucun chef d'œuvre claustrophobique et paranoïaque entre 1962 et 1976, ni n'ai reçu pour un simple téléfilm en 2020 un César venant célébrer la culture du patriarcat plutôt que le cinéma et que mon expertise me vient de plusieurs années passées à accompagner ma fille adolescente dans des concerts de rap français (ces choses qu'on fait par amour pour ses enfants, c'est dingue, non ?).

Passons donc du français au céfran. T'as capté, si t'as l'impression de te faire embrouiller depuis le début du papier, c'est que le gig était pas comac. On a dit les termes. On avait kiffé l'album, mais le live c'était pas les mêmes bails. V'là la petite déception, tu connais. « Gros, t'es gênant là » = Retour au français de daron. On sortira de la salle avec des impressions ambivalentes, légèrement frustrés d'avoir assisté à ce qui ressemblait à un bon showcase mais avec la certitude que Kojaque a tout pour devenir un réel entertainer et que dans un autre contexte on aurait pu dire que son show pèse. Il suffit de voir ses stories Instagram des jours suivants, où l'ambiance avait l'air beaucoup plus chaude, pour s'en rendre compte.
Paris, je ne vous entends pas ! On reprend tout depuis le début. Il est 20h30, faites du bruit pour la première partie !
Monjola, jeune rappeur de Dublin au flow acéré et au cœur tendre, qui accompagne Kojaque sur toute sa tournée européenne, pénètre sur la scène dans un look intégral de snowboarder. Pantalon et boots North Face, chapka qui va bien, doudoune jaune pétard. On hésite à lui demander son forfait. Après un morceau, il tombera la veste, ce qui aura pour effet d'enfin faire monter la température. Car si son hip-pop est un peu trop tendre et mièvre pour nous, il faut admettre que le jeune homme est ce qu'on appelait à mon époque un sacré beau gosse. Dégageant une belle énergie, il parvient à créer une réelle proximité avec le public. Il ne lui reste plus qu'à muscler son jeu pour pouvoir devenir titulaire dans la prometteuse équipe du Irish Rap FC.

Après une petite pause fraîcheur nous permettant de rester toujours bien hydratés, les lumières s'éteignent, le DJ lance la musique, les « Jackie took the soup, Jackie took the soup » résonnent mais le meilleur rappeur Irlandais de tous les temps n'est pas là. Soudain, une lumière blanche éclaire la salle.
Kojaque s'était caché pour tout à coup apparaître immobile au milieu de la foule, grimé en Jackie Dandelion, son alter ego en costume cravate, au sourire crispé et à la dentition jean-pascal.zadiesque. Cela s'appelle soigner son entrée ! On sait déjà qu'on va plus se marrer qu'avec bar italia. Le concert débute réellement avec
LARRY BIRD. D'une aisance de transformiste digne d'Arturo Brachetti, le rappeur se change sur scène en quelques secondes, remisant Jackie D. au vestiaire pour laisser place à Kevin Smith (son nom à la ville) et arborer un t-shirt Kojaque (couleur jaune – taille XXL), envoyant au passage un message subliminal : « pour rentabiliser notre soirée, veuillez penser à passer au stand merchandising à la sortie ». La setlist sera principalement composée des titres de
PHANTOM OF THE AFTERS, quasiment joués dans l'ordre du disque afin d'en respecter la trame narrative. Nous aurons tout de même droit à huit morceaux des précédents LP, en commençant par les très lounge
Shmelly et
Sex n' Drugs pour finir par le survitaminé et très slowthaien
Town's Dead.
Seul sur scène et dans des conditions peu favorables, Kojaque parvient à faire le job, voire un peu plus grâce à de belles interprétations de
JOHNNY MCENROE, FAT RONALDO et
CABRA DRIVE. Nous voilà arrivés aux deux-tiers du concert et un constat s'impose, on reste sur notre faim. Certes il manque du public, mais ce n'est pas la seule explication. Il manquait aussi un deuxième MC ! Car le rap, comme l'amour, c'est mieux à deux. Pas de Chuck D. sans Flavor Flav, de Joey Starr sans Kool Shen, de Kanye West sans son Ego. Luka Palm, natif de Dublin avec qui Kojaque à sorti un EP nommé
Green Diesel, vient porter main forte sur
Phoenix et
Date Night, et comme par magie le show décolle enfin ! Tout le monde s'amuse, tout le monde est chaud ! Nous voilà désormais en phase avec l'idée que doit se faire Olivier Cachin d'un concert de rap bien qu'il ne reste plus après ces deux titres que
CITIZEN KANE avant le rappel. Une envolée tardive mais jouissive qui ravira ceux qui préfèrent toujours voir le verre à moitié plein qu'à moitié vide.

La plupart des groupes profitent du rappel pour envoyer un bouquet final composé de leurs plus grands tubes ou pour promouvoir leur dernier single. Kojaque opte pour une solution bien plus originale. Il attaque par une version a cappella de
White Noise, un morceau de 2018 loin d'être un de ses hits, avant d'enchaîner par un petit discours sur le conflit israélo-palestinien, désormais presque passage obligé. Après ce beau moment, l'ambiance déchainée repartira très vite grâce à
Town's Dead, son banger mi-punk, mi-rap. Le final reviendra comme sur son dernier album à
HEAVEN SHOULDN'T HAVE YOU, douce ballade qu'il chantera assis sur le bord de la scène entouré de ses fans des premiers rangs.
Passable pendant treize morceaux, flamboyant et émouvant sur les six derniers, ce concert ne restera pas dans les annales et bien que nous n'ayons pas été complétement rassasiés, il aura sacrément aiguisé notre appétit, à tel point qu'on n'attend déjà plus que la prochaine venue de Kojaque qui nous servira alors à coup sûr un repas complet.