Inviter ses potes à jouer en première partie, c'est toujours un pari risqué, qu'il faut être prêt à assumer jusqu'au bout, même si parfois ce n'est pas tant la qualité de la première partie qui choque que le rapport qu'elle a avec la suite. On se souvient ainsi de SOAK qui s'était retrouvé à jouer de la pop folk calme et aérienne devant le public de The Murder Capital à la Cigale, public assez circonspect qui avait passé plus de temps à se raconter son week-end qu'à écouter le dit concert. Effet assez inverse ce soir, puisqu'on débarque à la Gaîté Lyrique pour le premier concert parisien en solo de Geordie Greep, ex-frontman guitariste de black midi (formation la plus surcotée de ces cinq dernières années, du moins sur disque), qui a pour cette tournée invité un groupe des plus inattendus, très littéralement, puisque personne n'en avait entendu parler jusque-là, un groupe plus connu dans son nom que pour sa musique, j'ai nommé
Known For.
Pire nom du monde pour les moteurs de recherche, puisque taper « Known For band » dans Ecosia vous ramènera à la liste IMDb des 100 plus grands groupes de rock de l'histoire. Ensuite, quelle idée d'inviter un groupe de punk anglais habitué des bars mal isolés sans portes aux toilettes (coucou le Gambetta) avant un concert de salsa-rock-jazz-schlag-crooner ? Une proposition artistique conceptuelle aussi cohérente que de servir des canettes de Navigator au café de Flore, enfin la cohérence n'a jamais tellement été le problème de Geordie Greep, alors passons et allons voir ce pourquoi ces fameux Known For pourraient finir par devenir known.
Donc, pour commencer, palmarès du groupe : avoir un chanteur qui s'est enfilé quatre bouteilles et une pinte de bière avant d'aller faire une pause-pipi au milieu du concert, chanteur qui, malgré sa bonne volonté, ne chante qu'une fois sur quatre dans le microphone, et proposer un rock-punk niveau « deuxième groupe d'un lundi soir au Supersonic », pas inintéressant mais trop brut de décoffrage, et sans grande personnalité si ce n'est de représenter le parfait working lad anglais, sorti en avance du chantier de construction pour pouvoir se siffler une pinte avant la répét'. Un groupe qui plus est pas aidé par le fait que la majorité du public du soir venait voir du rock-jazz-progressif et pas du punk énervé, ainsi pas de pogo lorsque Joe le chanteur-taxi descend par deux fois dans la fosse mettre un peu d'animation, dans une salle qui n'attend pour être honnête qu'une chose :
Geordie Greep.
Un homme qui sait se faire désirer, tant et si bien que celui-ci n'arrivera qu'après sept minutes d'instrumentations orchestrées par ses musiciens du soir, groupe réunissant pour l'occasion nombre d'habitués des clubs de jazz et des studios du petit Londres, avec de gauche à droite : Daniel Rogerson à la guitare, Michael Bede Dunlop à la basse avec et sans frettes, Nicco Rocco à la batterie sous son béret, Felix Stephens derrière son grand violoncelle, et Diarra Walcott-Ivanhoe au piano. Des habitués de l'improvisation et des musiques complexes, des mecs avec un niveau technique colossal, bref la base de ce qu'il faut pour jouer avec un savant fou de la musique moderne comme Geordie Greep. Celui-là même qui débarque sous les hourras du public dans son bel habit de professeur d'Histoire-Géo, coupe en brosse et veste en velours de rigueur, enfourchant sa Gibson pour un premier solo de guitare affichant d'emblée le penchant du monsieur pour l'astiquage de manche.
Mais loin de n'être que guitariste, le prodige est aussi sur scène chanteur et chef d'orchestre ! Et un, et deux, et un deux trois quatre, nous voici partis pour
The New Sound, cocktail en constante évolution de rock progressif, de jazz, de pop, de salsa, et de la folie punk des débuts, tout ça en semi-improvisation presque constante, quand chaque musicien passe alternativement son temps à rire ou à regarder avec incertitude le manche de son comparse le plus proche pour tenter de comprendre ce qu'il y fait. Variations de tempo sur variations de tonalité sur variations de mode, la musique se déroule sans savoir où elle va et nous prend dans ses pas, on tourne et on tourne, on bouge un pied et l'autre et on danse, on oublie une setlist que même les musiciens ne semblent pas regarder, et on observe avec autant d'intérêt que sa troupe Geordie se lancer dans cinq minutes d'un thème improvisé d'un regard à même le moment présent.
Des jams sans filet on repasse au conducteur, Felix Stephens peut enfin chanter sa propre chanson
Bring Me The Needle en même temps qu'il joue du violoncelle, avant de lancer la fiesta générale
Through A War pendant que Geordie sirote tranquillement son cocktail, la tête encore à Copa Cabana. « Vous êtes en hiver, moi je vis toute l'année en été », alors voici le saint soleil qui se ramène remuer des fesses, « Holy, Holy, holy sh*t » s'écrie-t-on même au milieu d'une foule en transe, qui clappe au son des frappes de Geordie sur sa cloche à vache, et si vous ne comprenez plus rien à ce concert, moi non plus, alors expliquez-moi s'il vous plait pourquoi un type de vingt-cinq ans avec la dégaine d'un prof de philosophie vient d'enchaîner
Tequila des Champs, Break On Through des Doors, et la
Macarena en une minute devant des gens qui ont réellement payé pour voir ça !? Un évènement plus qu'improbable suivi d'une petite passe aveugle à Michael le bassiste pour lui proposer de se slapper la basse devant la foule (ce qui n'a rien de sexuel, enfin je crois), et voilà que ça enchaîne par
Blues, puis par une impro de presque trente minutes sur base de
The Colours Of Chloë d'Eberhard Weber, puis sur d'autres trucs, alors que guitariste et la bassiste dansent et font les cons, se tournent autour complètement hilares. Il est déjà 22h30 et personne n'a prévu de rendre les clés de la salle, à chaque fois qu'on croit que c'est fini il y en a encore, alors les musiciens jouent et jouent, et le public danse, et tous oublient le temps qui passe quand Geordie Greep croone comme Sinatra, une main dans la poche, l'autre sur le microphone, jusqu'au bout de la nuit qui givre de blanc les trottoirs de Sébastopol.
Sur le gong des deux heures de concert, une dernière note, une salve d'applaudissements, six musiciens qui se courbent devant leur public, et Geordie qui sort grandi de ce premier passage parisien en solo. Lui qu'on avait pris en Greep chez black midi nous prouve qu'il est un musicien brillant et éclectique, bourré d'idées et d'envies et du talent de les réaliser, et même si Cristina Córdula aurait sûrement des choses à redire, on ne retiendra que la musique, une musique qui fut encore plus de velours que la veste, une veste que l'on s'apprête à retourner sans aucune honte, après avoir craché pendant tant d'années pour avouer que finalement, oui, on aime bien Geordie Greep ici, et on aime encore plus
The New Sound.