O.

Une chose est sûre O. ne sont pas là pour faire sauter la banque et n'ont pas lu le manuel du parfait startuper. Le duo londonien composé de Joe Henwood au saxophone baryton et de Tash Keary à la batterie joue un jazz instrumental et expérimental. Pas vraiment le genre idéal pour faire exploser les streams, même si depuis qu'il a été sorti de ses clubs poussiéreux et que de jeunes zazous tels que The Comet Is Coming, Squid ou Maruja l'ont remis au goût du jour, le jazz est devenu la musique préférée de tout hipster qui se respecte.

Si O. évoluent donc sur un marché en pleine croissance, n'importe quel webmaster déconseillerait d'opter pour un tel naming si peu SEO-compliant. Pour compenser cette lacune et grâce à leurs talents naturels et à leur approche disruptive, O. ont su développer un network de qualité et ont vite été adoubés par des key-people du music business. Fin 2021, ils ont accompagné black midi sur leur tournée européenne avant de signer chez Speedy Wunderground, le label de Dan Carey, qu'on pourrait présenter aux actionnaires de la société comme le Marc Simoncini du rock indépendant. En novembre 2022, c'est le kick-off avec la sortie d'OGO, leur premier single et leur participation impactante au Pitchfork Music Festival de Paris. Depuis, les KPI sont en berne, et si le groupe a continué à occuper le marché en se produisant régulièrement sur scène, l'EP The Slice qui compte uniquement quatre titres et ne dure que dix-sept minutes est leur premier livrable depuis un an. Eric, vous pouvez passer à la slide suivante de la présentation.

Slice, petite pépite funky et festive, à la fois ultra accessible et au charme irrésistible, est le tube idéal pour mettre le feu à la soirée de noël de votre comité d'entreprise. On est séduit en cinq secondes par l'introduction à la batterie, au bout de quinze on commence à hocher de la tête au son de l'imparable riff de saxophone, à la trentième votre boss vous demandera « Josiane que faites-vous à vous trémousser ainsi sur votre bureau ? », après une minute c'est tout l'open-space qui se mettra à danser, puis quand tout s'accélère à deux minutes et cinq secondes, Patrick de la compta attaquera un pogo vite interrompu par un changement brutal de rythme, moment idéal pour lancer une chenille à laquelle même le stagiaire pédant de la com daignera participer, glissant au passage « mais c'est O. je les ai vus il y a deux ans avec black midi, ils sont excellents ! » (profitez-en pour lui coller une légère calotte, depuis le temps que vous en aviez envie). En un mot, Slice c'est la Salsa du Démon version Miles Davies !

O. tentent ensuite un changement de stratégie assez radical avec Moon. Après après l'efficacité immédiate de Slice, le duo ralentit le rythme et s'accorde une longue introduction vaporeuse toute à la fois lynchéenne et dub. Le morceau décolle au bout de deux minutes à grand coup de saxophones lents et lourds, pour un résultat aussi ténébreux qu'addictif. En un mot, Moon vous fait voyager en quatre minutes de Chicago à la Jamaïque.
Bernard, sympathique membre du conseil d'administration, s'inquiète que la formule proposée par un duo instrumental soit trop répétitive et lasse vite l'auditeur. Monique, la sympathique Office Manager, dont personne ne sait réellement ce qu'elle fait mais que tous s'accordent à dire qu'elle le fait extrêmement bien, rassurera vite notre administrateur ronchon en lui passant Grouchy, parfaite synthèse des deux premiers morceaux, avec son riff bien balancé, son petit côté ska dépressif et un son massif et oppressant lui donnant de légers accents métal. En un mot, Grouchy pousse la musique de O. « one step beyond ». Il est déjà 21H30, Patrick, le neveu du PDG chargé de l'organisation de cette soirée d'entreprise et qui grâce aux allocations de Pôle Emploi vient de monter son agence d'évènementiel, la SAS « J'aime ma Boîte », s'inquiète du temps qui passe et craint que le plat principal ne soit pas servi chaud. Encore une petite danse sur un titre court et guilleret comme Slice et on sera dans les temps. Pas très corporate, c'est à ce moment que O. décident de balancer ATM, long titre de free-jazz agressif, sinueux et insaisissable alternant passages atmosphériques et brusques poussées de violence sonore. L'audience reste médusée, sauf Nadine et Henri, nos deux tourtereaux du service après-vente, que nous avions croisé en avril dernier au concert de The Comet Is Coming, qui échangent un sourire complice en tapant du pied car ils savent bien que ce bordel apparent est en fait tenu par une batterie métronomique qui permet au saxophone de partir où bon lui semble en retombant toujours sur ses pieds. En un mot, ATM c'est le chaos grâce auquel O. sort vainqueur par KO.

Pas un seul analyste financier ne les avait vus venir car ne respectant aucune règle et faisant voler en éclat tous les préjugés attachés à leur style musical, à savoir intello, arty et abscons, O. ne respectent aucun business plan ni aucun planning stratégique. Avec pour seuls assets une batterie et un saxophone, le duo parvient à offrir quatre titres tous aussi jouissifs les uns que les autres, portant tous la patte O., désormais bien indentifiable mais dont chacun présente une facette inédite de leur univers. Le mot de la fin reviendra à Laure « Poker Face », la redoutable Présidente du Conseil de Surveillance, qui sans sourciller tranchera par « OK, j'ai compris, en un mot, O. c'est du méta-jazz. C'est la musique du futur donc on investit massivement ».

PS : Cher lecteur, si grâce à cet EP tu découvres O. et que tu trouves ça pas mal, nous te conseillons vivement de ne pas rater leur prochain concert dans ta ville, car si sur disque c'est déjà bath, sur scène c'est carrément une des offres les plus décoiffantes du marché.