C'est le cirque, c'est le zoo, c'est le Cabaret Sauvage. Le chapiteau perdu au fin fond du parc de la Villette à Paris qui aura rarement aussi bien porté son nom qu'aujourd'hui, alors que la piste aux étoiles s'apprête à accueillir la crème de la crème du noise-punk contestataire woke britannique, les Lambrini « ne leur dites surtout pas qu'elles font du riot-grrrl » Girls ! Des filles en ascension exponentielle depuis il y a deux ans jour pour jour ce concert humide et brûlant dans la minuscule Mécanique Ondulatoire, qui remplissent aujourd'hui bien à l'avance et à guichets fermés une salle de près de mille-deux-cent personnes.

La contestation a le vent en poupe et toujours plus de matériel contre lequel s'insurger, et pour larguer la première bombe de la soirée qui de mieux placé que
Enola Gay ? Les "next big thing" de l'année 2021 qui reviennent dans la capitale avec un son toujours aussi lourd et un projet toujours aussi flou. Le quatuor noise-punk rap-indus de Belfast ouvre ainsi sur deux chansons inédites qui semblent tirer vers un genre de nu-metal, le bassiste porte un t-shirt de Maruja et nous fait dire qu'Enola Gay sont en train de devenir à Maruja ce que Limp Bizkit est à Korn, les lumières sont vertes ou inexistantes, la piste ressemble à un champ de bataille et la bataille arrive tout de suite.
Sofa Surfing ramène quatre ans en arrière, des bras et des têtes s'agitent dans l'éclat sombre des couleurs de l'île d'émeraude, les stroboscopes claquent comme une mitraillette automatique pointée vers le ciel,
Cortana nous fait du Maruja et
Figures nous fait du noise-Limp Bizkit, et si vous vous demandez comment ça sonne, il y a un Audiotree Live sorti en soum-soum qui traîne sur les Internets.
On plaisante, mais la présence d'Enola Gay sur scène est inversement proportionnelle à leur présence studio, Fionn Relly donne tout ce qu'il a, descend dans les crashs haranguer la fosse, un peu plus loin leur camérawoman flotte sur la houle, emportée par la foule, qui nous traîne, nous entraîne, pour Dieu et pour Ulster.
For God & For Ulster, la traditionnelle rengaine bruitiste et brutaliste ressortie de la mare à mazout des troubles irlandais, quatre minutes de spoken word hypnotisant qui broie du béton avec les dents et jette la fosse dans la conclusion
Scrappers, un tout-droit bordélique et bourrin parfait échauffement des corps à la déferlante queer qui gronde en coulisses.

Juste le temps de faire un 360 au rythme de Charli XCX et voici que débarquent les stars de la manif', les émeutières de Brighton and Hove, les leaders du cortège punk « inclusivité et engagement » : les
Lambrini Girls. Devant un public étonnamment varié en âges et en genres, Phoebe Lunnyà la guitare dans un costard quatre tailles trop grand, Lilly Macieira-Boşgelmez à la basse en résilles et chaînes en or qui brillent, et comme déjà en février à la Maroquinerie, Misha Phillips derrière une grosse caisse ornée du message « Trans Kids Deserve Better » (ndlr : les jeunes trans méritent mieux). Un slogan et une association travaillant pour les droits des trans et l'aide des jeunes trans en difficulté (pléonasme), et si vous êtes de la team « pas de politique dans ma musique » il est encore temps de faire demi-tour, ou de reconnaître que toute forme d'art est intrinsèquement politique, à différents degrés de visibilité et de subtilité.
Un potard que les Lambrini ont réglé à 100% dans un sens et à 0% dans l'autre, Phoebe rentre en scène et demande à ouvrir la fosse pour lancer
Bad Apple sur un gigantesque wall of death, avant une transition « tout le monde déteste la police » lancée en musique par le groupe lui-même.
Company Culture enchaîne et non Michael je ne te sucerai pas pendant la pause déj', deuxième mur de la mort et sur la piste du cabaret c'est déjà le cirque,
Help Me I'm Gay déclenche un monstrueux pogo, tout le monde balance sa bière, Phoebe demande à tous les queers de la salle de lever la main : bref, un concert classique des Lambrini Girls !
God's Country permet de crier Free Palestine, le groupe nous demande si on aime Emmanuel Macron et le gouvernement et comment dire que pas vraiment, alors on médite avec Phoebe pour tenter de se calmer, mais à l'instar de la chanteuse ce qui nous calme le mieux c'est encore de hurler et de surfer sur la foule.

Phoebe sur la foule pendant
Mr Lovebomb donc, circle pit, message de prévention que « si quelqu'un fait de la merde on lui tapera dans les couilles ! », on change le tom basse tellement ça bombarde, le son est monstrueux entre noise, punk et métal, il se passe trop de choses, pas le temps de tout noter. Un discours inspirant sur les personnes trans dont la batteuse Misha fait partie, « personnes trans, non-binaires, intersexe, c'est notre moment, le monde est à nous ! » suivi par l'apparition d'un drapeau trans sur la scène. Oui, c'est le bordel sur le papier, mais croyez-moi c'était aussi le bordel dans la salle ! Revenons à la musique,
Love est bien la meilleure chanson du premier album du groupe, les claps sur la remontée finale donnent des frissons pendant que le pogo s'intensifie, toujours plus stupide jusqu'à la fin de
Special Different et ce qui devait arriver arriva : ça hurle vers les premiers rangs, une petite dame s'est faite cartonner, Phoebe l'amène vers le côté de la scène avec une amie à elle qui tente de lui calmer sa crise d'angoisse. On ne jugera pas de la gravité de faits qu'on n'a factuellement pas vus, mais les gars de cent-dix kilos qui se jettent sur tout le monde avec de l'élan, apprenez à doser et comprenez que vous êtes pas dans votre salon ou dans un combat de catch.
Action-réaction, Phoebe proclame un « girls to the front » et demande à tous les mecs cis de dégager de l'avant de la fosse pour laisser le reste s'amuser sans se faire tabasser, critiquant au passage les abus sexuels dans l'industrie musicale à Brighton et ailleurs. Le thème de
Boys In The Band et aussi celui de Craig David, « je dis Craig vous dites David, je dis Lambrini vous dites Girls, je dis Fuck vous dites Macron ! Et maintenant on fait le plus gros pogo que cette salle ait jamais vu ! ». Même Phoebe l'admet, c'était vraiment stupide, et en même temps c'était tellement bien, aussi bien que
Cuntology 101 avec tout le groupe dans le public puisque la chanson passe intégralement sur bande enregistrée pour signifier que c'est la fin ! C'est tellement la fin que même les ingés s'y laissent prendre, les lumières se rallument, on envoie la sono, et en fait non les filles reviennent pour
Big Dick Energy et le dernier pogo de la soirée, parce que c'est vrai qu'on n'en n'avait pas eu assez !
Et voilà donc comment les Lambrini Girls sont passées en deux ans et un album d'une cave humide de Bastille aux grandes salles de la Villette, une montée en gamme accompagnée d'un son et d'une présence beaucoup plus maîtrisés et matures. Le groupe est calé, sait où il va, et permet au bordel général organisé de se développer avec encore plus de superbe. On n'en doutait pas mais les faits sont là, les Lambrini Girls ont officiellement atteint la cour des grandes, l'année 2025 aura été leur année, et toutes les années après ça promettent encore plus d'être leur année !