Chronique Album
Date de sortie : 06.10.2023
Label : Liminal Collective
Rédigé par
Adonis Didier, le 5 octobre 2023
On m'a déjà posé cette question : « Au bout de combien d'écoutes tu sais qu'un album est un grand album ? ». Une question dont certains aiment discuter pendant des heures, accoudés au bar comme des hipsters devant leur verre de White Oak West Coast IPA craftée dans une cave du 18ème, considérant le style musical, l'héritage, la place dans la discographie, le temps qui passe, la notoriété ou son absence, l'âme underground d'un mouvement de légende, et pour finir de trancher le débat, l'âge du capitaine. Et puis il y a aussi la version courte, qui consiste à dire « même pas une ! ». Le fait est que les plus grands albums ont ça en eux de grand qu'ils n'ont même pas besoin d'une écoute complète pour faire comprendre qui ils sont. Doolittle des Pixies s'ouvrait sur Debaser, affaire pliée, unum, premier album de la sororité malto-brightonienne nommée ĠENN, s'ouvre lui sur Rohmeresse. Comment on dit déjà ? Ah oui, affaire pliée.
Mais revenons d'abord là où tout a commencé. La Valette, capitale de l'île de Malte. 2012, année de la fin du monde, et année de formation de Cryptic Street, quatuor maltais composé de Leona Farrugia au chant, Janelle Borg à la guitare, Leanne Zammit à la basse, et Michelle Farrugia à la batterie. Six ans plus tard, 2018, un premier album nommé Titty Monster sorti sans label et désormais presque introuvable, suivi d'un déménagement à Brighton et du remplacement de Michelle Farrugia par la batteuse brightonienne aux touches jamaicano-portugo-anglaises Sofia Rosa Cooper. Et puis, en 2019, Cyptic Street devient ĠENN, avec un point sur le G et un poing dans la gueule de la gent masculine, oppressante et omniprésente. Le quatuor se définissant d'abord comme une sororité sortira ensuite, en 2021, un EP de préchauffe fourbi-funky intitulé Liminal, avant que n'éclate au grand jour la vérité.
26 octobre 2022 : sortie du single Rohmeresse, chœurs enfantins, ligne de basse rampante, chant susurré, grattements de guitare sur la porte de la cave, les ongles disparaissent, rongés par le sang séché, les coups s'intensifient, l'eau monte, la ligne de guitare rappelant l'orient maltais tourbillonne dans la spirale de l'esprit perdu, les voix s'élèvent dans une tentative désespérée d'échapper à la noyade, jusqu'à la fin. Un déchaînement de cuivres, de hurlements, un tempo ralenti fondant du plomb en fusion dans la gorge des enfants rescapés, la musique de ĠENN nouvelle génération trône déjà sur les toits de la tour de Babel, défiant les dieux du rock dans l'indifférence générale.
18 avril 2023 : A Reprise (That Girl) débarque comme deuxième single, les teintes orientales se fondent dans l'immédiateté punk, blouson noir et bottes de cuir, deux minutes de brûlot incendiaire les deux pieds dans la gueule. Death upon the mundane, death upon the many, mort à la banalité, mort à la masse informe, aux suiveurs, aux représentants d'un quotidien morne, mortifère, calqué sur l'avis du plus grand nombre.
Suivent les singles Days and Nights, a.k.a la meilleure chanson des Kills depuis quinze ans, Calypso et son bateau voguant sur l'océan, balancé entre couchers de soleil sur une mer d'huile et tempêtes déferlants dans les anches des saxophones, et The Sister Of, féministe parmi les chansons féministes, dont le vidéo clip, réalisé en temps de guerre en Ukraine par une équipe locale sous la direction de Kyrylo Volovych, n'est qu'une preuve supplémentaire de l'implication humaine, politique, et sociale du quatuor, en opposition à l'intolérance et au communautarisme bourgeonnant à tous les coins de rue comme sur Twitter.
Et enfin, le futur, nous sommes le 6 octobre 2023, Donald Trump n'était qu'une gigantesque caméra cachée, le Brexit comme le réchauffement climatique font finalement marche-arrière, et sort unum, premier album de la sororité ĠENN, dont une demi-écoute suffira à nous prouver qu'il est effectivement un grand album. Les oreilles pour la première fois posées sur A Muse (In Limbo), les genres se mélangent, des rythmiques jazz renvoyées dans des refrains grandiloquents avec une énergie punk, toujours cette touche de mystère venue du plein milieu de la Méditerranée, les ponts qui s'envolent par-dessus l'ambient music et le post-rock, et puis cette marque de fabrique, un énorme riff plombant de hard rock en guise de conclusion. Heloise, Apparition No 7, Wild West... Chaque nouvelle chanson remet un coup de marteau sur les clous installant la musique de ĠENN comme une musique à part, un style unique, quelque chose que l'on décrirait bien comme du free-heavy-dream-post-punk-jazz-oriental, mais plutôt que raconter des conneries on se contentera de dire que c'est du ĠENN, sans les hologrammes, sans les artifices, sans les considérations pour ce que la morale ou la société voudraient bien en penser.
unum signifie l'un, indivisible, entier, multitude que l'on ne saurait fragmenter tant chaque partie la constituant s'est fondue dans un tout uniforme et indissociable. Il fut un temps où ĠENN était une somme, un assemblage d'individualités et d'influences, mais devant ce jour où le soleil se lève et éclaire une maison d'illusions platement posée sur l'océan, ĠENN n'est plus qu'unum, entier, indivisible, et le meilleur album de style ĠENN de l'histoire de la musique... pour l'instant.