Chronique Album
Date de sortie : 30.05.2025
Label : Rough Trade Records
Rédigé par
Franck Narquin, le 28 mai 2025
Charli XCX l'annonçait lors de son dernier concert à Coachella, le temps est peut-être venu pour elle de lâcher prise et de laisser place au caroline summer. Comme tout chef d'œuvre avant-gardiste, caroline 2 déroute autant qu'il fascine et derrière son apparente fragilité (instrumentation minimale, chant traînant, mélodies à demi murmurées) se cache une architecture sonore d'une ambition redoutable. Rarement un album n'aura donné à ce point l'impression de penser la musique, dans ses moindres détails, sans jamais étouffer l'émotion. La question centrale de caroline 2 pourrait se formuler ainsi : comment concilier une composition ultra-intentionnelle avec l'irruption de l'accidentel ? Comment créer une musique où chaque détail est ciselé sans que cela n'empêche les erreurs, les ruptures, les surgissements ? Cette tension habite chaque piste du disque et renvoie à un autre paradoxe, celui d'une musique avant-gardiste capable de rester accessible, immédiate, presque ludique. Explorons cet album par couches comme on soulèverait les strates d'une mille-feuille musical, pour mieux entendre ce que caroline 2 met en jeu.
caroline 1. Le son
Chez caroline, le son est traité comme une matière à sculpter. Il ne s'agit pas de faire sonner un morceau mais de le modeler, de le faire vivre dans ses accidents. Le groupe joue en permanence sur le fil du bruit, de l'artefact et du glitch, dans une approche qui rappelle autant la musique concrète que le sound design hypermoderne à la SOPHIE avec ses surgissements et ruptures impromptues, sa désorientation permanente et ses textures radicales. Total euphoria, morceau d'ouverture, est une déclaration d'intention. Tout y est : les percussions décalées, les lignes de guitare disjointes, les voix en apesanteur jusqu'à ce moment de saturation extrême, aux deux tiers, où le morceau semble exploser dans une fausse erreur de mixage. Le son devient presque inaudible, comme si l'ingénieur avait raté son fade mais c'est précisément cette faille, pensée et composée, qui donne au morceau sa singularité. Une euphorie dans la dissonance. Sur Coldplay cover, la spatialisation devient un geste formel. Un micro circule entre deux pièces pendant l'enregistrement laissant entendre des bruits de pas autant que les changements acoustiques. Le morceau n'est plus une piste figée, c'est un espace mouvant. Ce traitement évoque aussi bien Klein pour sa logique de fragmentation que Vegyn ou Actress pour leurs nappes abstraites et flottantes.
caroline 2. L'hybridation
caroline ne déconstruisent pas la pop : ils la réécrivent de l'intérieur, en en gardant les formes minimales (refrains, boucles, harmonies simples) mais en vidant ses slogans de leur sens habituel. C'est une pop post-moderne, qui flirte avec l'hyperpop sans verser dans la parodie. Tell me I never knew that, en duo avec Caroline Polachek, joue justement sur cette ambiguïté : guitare sèche, textures vaporeuses, voix empilées ou transformées, tout est à la fois dépouillé et foisonnant. Les paroles, elles, deviennent des mantras pop : « Tell me, I never knew that » répété jusqu'à l'hypnose, la langue devient un matériau brut, vidé de signification littérale mais saturé de charge émotionnelle (« It always will be, it always happens »). Le morceau When I get home pousse ce jeu plus loin. Le titre repose sur une superposition paradoxale : un chant folk doux en premier plan, et en arrière-plan un beat club volontairement étouffé. Ce qui pourrait être un simple mashup devient une forme de rêve musical, un souvenir de fête en arrière-fond de la mélancolie. Là encore, on pense à JPEGMAFIA pour le chaos organisé, ou à Oklou, pour cette manière de rendre la pop étrangère à elle-même. On retrouve ce traitement dans le flow traînant de certains titres comme Total euphoria ou Tell me I never knew that qui rappellent par moments le ton désabusé des slackers du rock lo-fi 90's entre détachement et douceur ironique.
caroline 3. Le collectif
caroline est un groupe, un vrai. À huit, les rôles ne sont pas hiérarchisés, les voix circulent, les décisions aussi. Leur fonctionnement évoque autant le travail d'un chœur contemporain (comme NYX) qu'une troupe de théâtre expérimental. Cette horizontalité s'entend dans Two riders down, morceau à la tension collective palpable. Chacun semble avancer à tâtons, comme dans une improvisation encadrée. On pense forcément au Black Country, New Road de la première époque, même construction en crescendo, même narration cryptique, même façon de se chercher à voix haute. Beautiful ending, quant à lui, résume cette philosophie. Né d'un malentendu (le titre vient d'une phrase inventée), le morceau empile cordes, voix trafiquées, drones, souffles, bruits du monde. Il ne finit pas, il s'efface lentement. Ce n'est pas une conclusion, mais un glissement vers autre chose, vers un dehors.
caroline 4. Le lien
caroline ne travaillent pas en vase clos. Le groupe dialogue avec tout un pan de la scène UK expérimentale – Loraine James, Dean Blunt, Sega Bodega, Tirzah – tout en étant reconnu par les figures du mainstream éclairé. Quand Charli XCX évoque un « caroline summer », ce n'est pas juste une vanne, c'est un signe. Le pont est jeté. Ils l'expriment dans des morceaux comme Coldplay cover – clin d'œil ironique à une pop starifiée mais vidée de substance – ou When I get home, où la nostalgie des clubs est retravaillée par le glitch et la distance. Le club devient souvenir, écho, ruine : c'est une esthétique post-club, au sens où l'entendent aussi Daniel S. Evans ou Jennifer Walton, qui ont participé au disque.
caroline 5. La tension
La modernité de caroline n'est jamais hors-sol. Elle s'ancre dans des formes anciennes, chant choral, guitare folk, cordes appalachiennes, qu'ils travaillent au corps avec les outils du présent. Là où d'autres fusionnent, caroline juxtaposent, fracturent, désalignent. U R UR ONLY ACHING en est l'exemple parfait. Il débute comme une montée symphonique à la Black Country, New Road, puis bascule brutalement vers une démo captée dans un cimetière, avant de revenir sous forme autotunée. On pense à A.G. Cook remixant une messe funèbre avec ce mélange de sacré et d'artificiel sans que rien ne soit jamais forcé. Dans Beautiful ending, les cordes organiques se frottent à des voix traitées, des souffles et des drones. Le résultat rappelle Erland Cooper dans cette manière de rendre l'acoustique presque surnaturelle. Le morceau ne cherche pas l'équilibre, il cherche la cohabitation non réconciliée.
caroline 2 s'affirme comme une forme mouvante, un système ouvert où l'intentionnalité et l'accidentel se croisent en permanence. Un disque qui n'a pas peur de son propre inachèvement, qui fait de ses failles des forces et de ses hésitations des gestes artistiques. Mais qu'entend-on exactement par « intentionnalité » ? Certainement pas une maîtrise froide, ni une perfection chirurgicale. Ici, l'intention se loge dans l'organisation des tensions, dans le soin accordé aux ruptures et aux silences ainsi que dans cette manière de composer en accueillant l'imprévu. Ce dispositif sonore profondément réfléchi accouche d'une œuvre qui pense l'époque autant qu'elle la traverse. Ce souci de la forme s'exprime jusqu'aux titres eux-mêmes. Song Two, Coldplay Cover, Beautiful Ending : autant de formules empruntées au répertoire pop, recyclées en concepts programmatiques détournés. Ce sont des titres qui racontent autre chose que ce qu'ils annoncent, qui jouent avec la mémoire de l'auditeur pour mieux la décaler. À l'heure où la pop oscille entre ultra-contrôle et chaos assumé, caroline inventent une troisième voie : une musique pensée mais poreuse, fragile mais déterminée, intime et collective. Un art de la nuance, de la tension fertile, de la collision heureuse.
Ce disque place le groupe parmi les formations les plus innovantes et importantes actuelles. Alors plus qu'un hypothétique caroline summer, pour nous ce sera caroline 2 for ever.