Comme chaque année depuis huit ans, nous voici en ce début de novembre particulièrement pluvieux devant la Gaîté Lyrique à Paris pour le ARTE Concert Festival. Trois jours de musique et de retransmissions télévisées en direct de l'établissement culturel qui n'est pas un musée, et pour nous une seule soirée, celle dédiée à l'esprit sale du rock et au retour français de The Kills, incluant avant eux le duo anglo-canadien d'électro-punk Shelf Lives, ainsi que comme toujours l'inévitable Jehnny Beth.
Shelf Lives que l'on ne verra qu'à travers les grands écrans du bar, la faute a une file d'attente partant des colonnades jusqu'à l'entrée du métro, ainsi qu'à la bonne idée de faire jouer le premier groupe en « salle immersive » contenant péniblement le tiers de la jauge du soir. On mentionnera brièvement l'incompréhension générale de participants clairement pas mis au courant de qui joue où et comment menant à un beau bordel de gens entassés au milieu de l'entrée, mais heureusement les portes montant vers le bar et la grande salle finissent par s'ouvrir, et c'est comme ça que l'on pourra tout de même brièvement observer le duo de noise-punk-électro formé par la chanteuse canadienne Sabrina Di Giulio et le guitariste anglais Jonny Hillyard. Une grosse énergie à l'écran, et on décrira le tout comme un croisement de Sextile et Gilla Band. Dans le doute et derrière le bavardage des gens au bar, sur un coup de bol, on aura bon ! En tout cas, n'hésitez pas à revenir à Paris qu'on puisse écrire un vrai truc sur vous !

Et comme ce soir on n'est pas là pour se la coller, exit le bar et direction la grande salle pour découvrir autant un coup de génie télévisuel qu'une horreur absolue en matière de concert : la scène rectangulaire posée au milieu de la salle. Une scène à l'allure d'un podium de défilé, une caméra en travelling par-dessus, d'autres caméras tout autour, et une façade de haut-parleurs suivant les contours de la scène mais crachant par conséquent à seulement quelques mètres des murs d'une salle pas non plus si grande que ça. Tout le monde se regarde, on observe la direction des microphones et des claviers, on prie un peu pour avoir choisi le bon spot, et voici que
Jehnny Beth entre en scène avec une claviériste et un bassiste. Jehnny Beth entourée ce soir d'un public mêlant fans de rock ayant réussi à gratter une place sur DICE et influenceurs et influenceuses en tous genres, venus plus pour discuter, se montrer, et dire j'y étais que pour y être.
Une ambiance et un podium de mode qui correspondent plutôt bien à Jehnny en fin de compte, elle qui va défiler toute la soirée en soutien-gorge et pantalon de cuir, les cheveux comme toujours noir corbeau, gélifiés et plaqués en arrière. Une musique singeant Nine Inch Nails dans une tragédie grecque noise-électro-indus poussant le surjeu plus loin que Jeremy Irons dans Donjons & Dragons, et cette désagréable impression d'être un figurant dans un vidéo clip ou un spot publicitaire McDonald. Jehnny Beth qui ne s'adressera à la foule qu'en anglais, poussant une amie à me glisser entre deux chansons « mais elle ne parle pas français Jehnny Beth ? ». Eh bien non, visiblement, ce qui nous pousse à croire que toutes ses prestations filmiques françaises doivent être intégralement redoublées par la suite, un sacré boulot quand même, mais quand on a joué dans une palme d'or, on peut tout se permettre. Tout, comme reprendre du Nine Inch Nails, et pas n'importe laquelle, puisque c'est
Closer, sans doute l'une des plus viscérales et crasses chansons de Trent Reznor qui passe à la moulinette Colgate du show télévisé, et même si le résultat musical reste honnête et entraînant, on peine à trouver un quelconque rapport entre la sincérité malsaine de Reznor et le numéro d'actor studio made Jehnny Beth.
Heureusement, le concert dérivera progressivement vers de la tech-indus faite pour se vider la tête, et c'est sans doute là qu'excelle Jehnny Beth, lorsqu'elle entraîne la foule à sauter et danser sur des percussions industrielles cathartiques. Un public plus ou moins consentant qui se retrouvera à porter Jehnny pendant toute une chanson, ployant quelque peu sous le poids du... talent j'imagine, avant un nouveau commentaire à côté de moi : « eh mais en fait c'est comme une soirée BDSM où t'as oublié le safe word ». Alors déjà, très content de découvrir les préférences nocturnes de mes amies, et ensuite une pensée compatissante pour tous nos amis épileptiques après cette fin multipliant les effets stroboscope rouges et blancs pour le plus grand plaisir de nos pupilles.

Mais le voilà, le moment pour lequel on était venu, pour lequel on a bravé milles épreuves, l'entrée en scène de
The Kills, présentés par France Inter. Alison Mosshart et Jamie Hince, duo complice comme au premier jour mais avec vingt-trois ans de plus, duo pas coiffé et qui fait un peu son âge, enfin jusqu'à ce que la musique ne se lance. Leur nouvel album
God Games étant sorti tout juste une semaine avant, le set commence forcément par ça : c'est
Wasterpiece qui est envoyée au feu pour dégripper la boîte à rythmes. Une chanson de lancement pas dingue, un peu mollassonne, heureusement déblayée par le riff surpuissant de
New York, autre nouvelle chanson prenant une dimension bien supérieure en live. Allez, cette fois, c'est vraiment parti !
U.R.A. Fever, quinze ans aujourd'hui, voit Alison revenir sur son terrain et lâcher les chevaux, ça hurle, ça déconne, et la chanteuse floridienne multiplie les aller-retours sur le podium en tournant autour de Jamie dans une danse de sourires qui nous prouve que les deux n'ont rien perdu du feu qui les a poussés à lancer l'aventure.
Future Starts Slow soulève la foule par son riff, un riff assez puissant pour faire éclater une corde, mais no problemo, de toute façon
Kissy Kissy a à peine besoin de cordes dans tout le dépouillement déglingué du premier album. Six chansons du dernier disque, deux seulement du premier, on s'en doutait mais autant vous dire que le passage
Love And Tenderness / 103 / LA Hex fait un peu piquer du nez, d'autant plus quand il faut remettre du gaffer sur le microphone et relancer la bande qui s'est décalée. De nouvelles chansons sont encore en rodage, ce qui n'est pas le cas d'une
Doing It To Death fantastiquement acclamée, le son de Jamie est acéré et poisseux, la voix d'Alison hantée, les danses mécanophiles de Titane flashent devant les yeux, le fond est rouge éclairé en bleu, une atmosphère violacée reflétée sur le costume mafieux de Jamie jusqu'à l'objectif de la caméra. En fin de concert
No Wow et surtout
Sour Cherry vont enflammer une foule en partie composée de néophytes, avant de conclure par un
Monkey 23 dépouillé et touchant, sans boîte à rythmes, sans artifices, mais avec un gros câlin entre les deux compères de longue date. Eh oui, on a les émotions...
Comme quoi les Kills sont toujours vrais, les Kills sont toujours bons, mais c'est moins le cas de leur nouvel album, dont seule
New York a réussi à nous convaincre en live. Tout ça pour ne pas jouer
Superstition ou
Heart Of A Dog, mais ne boudons pas notre plaisir d'avoir été du bon côté de la scène, et d'avoir vu autre chose que les fesses d'Alison et Jamie pendant cette heure de belle nostalgie !
Le ARTE Concert Festival, c'est quoi alors, au bout du compte ? Des soirées dédiées au téléspectateur plus qu'au spectateur, remplies pour moitié de gens trop bien sappés et pour l'autre moitié de sweats à capuche et de t-shirts de rock, mais qui donnent tout de même l'occasion de voir pour quatre-vingt-dix-neuf euros de moins qu'un concert de Green Day des groupes que certains ne seraient peut-être jamais aller voir sans ça, que vous soyez en salle, devant votre télévision, devant votre ordinateur, ou devant votre téléphone aux toilettes. Et pour tout ça, ainsi que le regretté Tracks, on dit quand même merci ARTE Concert !
Photographies : © Cha Gonzalez / ARTE Concert