La fin de la canicule parisienne. Le vent souffle sur le canal de l'Ourcq jusqu'à la porte de Pantin, et dans son sillage la tempête. Kae Tempest investit la Cité de la Musique à l'occasion du festival Days Off, pour présenter un nouvel album sortant seulement deux jours plus tard,
Self Titled. Mais pas le genre de la maison de faire le vendeur de tapis, alors c'est la musique et seulement la musique qui parlera ce soir, et c'est donc en musique que commence la soirée dès 20h avec les quelques beats introductifs de
DJ Swarvy.

Un DJ de Philadelphie rejoint quelques minutes plus tard par une rappeuse californienne : Nappy Nina est dans la place, yes yes yes, wesh wesh wesh, et c'est parti pour une quarantaine de minutes d'un passage en revue complet du rap chill et brillant de la west coast. Détente et bling-bling, une instru de plage sur laquelle coule une rivière de diamants et le flow mitraillette de Nappy Nina pour exploser la vitrine et ramasser le butin. Il y a du Kendrick Lamar là-dedans, et aussi tout un tas de trucs. Du trip-hop, des beats lourds et puissants et des instrus rapides de break dance. Le public se chauffe doucement alors qu'il faisait enfin frais dehors, Nina demande s'il y a des new-yorkais dans la salle, le public se refroidit d'un coup, « des parisiens ? », le public revient, et voilà une sympathique première partie qui se conclut devant une salle qui attendra le dernier moment avant de nous prouver que ce concert affiche véritablement complet.

Comme à Roland-Garros, le public quarantenaire et intello mangeait tranquillement ses petits fours en attendant Rafael Nadal, un Rafael Nadal roux, barbu, et qui débarque sur scène en complet brun, extra large et la taille serrée bien haute comme le veut la mode en 2025. Et si
Kae Tempest ne gagnera jamais quatorze fois Roland-Garros, iel a déjà gagné la Cité de la Musique avant même la première balle, voici cinq minutes de poésie a capella sur l'état du monde, l'importance d'aimer et de se sentir aimé. Kae Tempest, avec amour, pour l'amour, en amour, venu ce soir avec la seule Pops Roberts, à la fois choriste, claviériste, percussionniste, qui lance
Priority Boredom en service-volée quand les lumières tombent et que seule l'énorme bande de LEDs orangées éclaire encore l'artiste. Un artiste à la transition désormais terminée, la voix est plus grave, le menton plus fourni, l'esprit est libéré et l'énergie follement dissipée.
Diagnoses fait craquer la sono de la « salle des concerts » de son beat électro-club, le bandeau de lumière défile des paroles du spécial K mais peine à suivre le rythme effréné d'un rappeur au sommet de son flow, et dans la tempête déjà la canicule revient.
Kae tombe la veste dès
Salt Coast et finira le concert en débardeur, mais surtout Kae s'éclate comme jamais :
Perfect Coffee nous laisse manger le chaos d'un ballet de lumières noires et violettes dans la boîte de nuit, transitionne vers
Move dans un enchaînement d'éclats synthétiques saccadés, les spots ne savent plus où donner de la tête, la foule non plus. La pression monte, encore et toujours, la pression monte,
More Pressure, more release, more relief. Une des plus grosses chansons de l'artiste, le public hurle, Kae s'avance, lève les bras et laisse la puissance des cris monter jusqu'à satisfaction, un sourire partant d'une oreille et ouvrant son visage en demi-lune de dents blanches jusqu'à l'autre. Un artiste à qui on mettra une statue dans un square :
Statue In The Square fait exploser la salle, le nouvel album se dévoile encore sous ses dehors durs et urbains, les touches du piano claquent sur le béton, le beat soulève la Cité de la Musique de terre et la fait rouler jusqu'à Stalingrad, des trentenaires en pantacourt qui lisent Libération et boivent des matcha latte font des signes de gang dans la foule, rien ne va plus et depuis le foyer du brasier on regarde la fumée s'élever.
Firesmoke calme le temps et l'esprit, Kae nous parle pour la première fois, l'œil humide, sans doute la pluie qui tombe dans cette salle dont le toit s'est envolé depuis trois chansons. Des remerciements, de la part de quelqu'un qui se sent enfin lui-même et qui découvre que personne ne s'est enfui pendant le process, que tout le monde est encore là, que tout le monde l'aimait avant et que tout le monde l'aime toujours maintenant. Parce que montrer sa vérité à toutes ces
People's Faces est probablement la chose la plus difficile au monde, Kae Tempest a fait le grand saut dans le vide, du trampoline au-dessus d'un monstre nommé rejet et abandon, pour découvrir que tous ces visages n'ont pas bougé, et que d'autres se sont ajoutés à eux.
People's Faces, un moment d'émotion rare et précieux tiré de ces quelques notes de piano et du palais des mots chauds et rassurants de Kae Tempest, et pour finir ça,
Know Yourself.
Se connaître soi-même et tous ses autres soi, Kae l'assure iels sont tous et toutes avec lui ce soir, de même que Pops Roberts, sa choriste et claviériste qui aura droit à un gros câlin, ainsi qu'à une promo de son passage en festival deux jours plus tard pour son projet perso Private Joy. Enfin c'est la fin sans être la fin, la fin des chansons de Kae Tempest car c'est George Michael qui aura l'honneur du rappel, Freedom!'90 vient unifier la foule en une chorale d'un millier d'âmes, conclusion parfaite et symbolique d'un concert plus libre que jamais sorti des tripes d'un artiste plus libre que jamais. Kae Tempest profite désormais de la force combinée de quinze ans de discographie et de quarante ans de personnalités successives, et ressort du shaker l'un des combos les plus émotifs et intenses du hip-hop d'Outre-Manche, d'Europe, et peut-être bien du monde et peut-être bien de tout l'univers actuellement connu. Et sans doute que si les extraterrestres se mettaient un jour au rap ils écouteraient Kae Tempest, et ils sauteraient, et ils pleureraient, et ils se diraient que si Kae Tempest a pu éclore dans ce monde, c'est qu'il n'est peut-être pas aussi pourri qu'il en a l'air.