Posé contre la rambarde, l’attention en bandoulière, on sirote sa bière, machinalement. Déboule alors devant nous, au beau milieu de ce no man's land existentiel, un petit bout de femme à l’air de pas grand-chose.
On n'aurait pas été dans la salle ce soir qu’elle s’y serait pris à coup sûr de la même manière. The Rodeo, car c’est comme ça qu’il convient de l’appeler, harnache sa guitare, l’accorde, réajuste son micro, et s’élance. Le plus délicatement du monde, le regard déjà loin, très loin. Prudence cependant, car on ne sait que trop bien ce qu’il convient de faire lorsque l’eau est assoupie : la jeune artiste, bien que sincèrement habitée par sa musique, ne nous a pas oubliés pour autant, et on ne compte rapidement plus les regards malicieux et appuyés qu’elle nous lance entre deux accords.
Malicieux, son folk l’est aussi, à défaut d’être extraordinaire. Car si c’est la fragilité de la jeune femme que l’on perçoit de prime abord, celle-ci ne tarde pas à nous faire goûter au délicieux nectar d’une facette plus bestiale, plus déchirante et plus imprévisible. Cela reste assez léger, entendons-nous bien ; on n’assiste pas là au show d’un énième clone énervé et fantasque de PJ Harvey, mais à dire vrai, c’est ce côté immensément simple, cette proximité de tous les instants, qui nous permet de savourer cet apéritif musical sans chercher à faire la moindre comparaison. A en juger par le silence d’église qui règne dans l’assistance, celle qui, comme nous finalement, ne souhaitait rien de plus que d’aller apprécier Villagers le temps d’un concert, a réussi à charmer son monde.
Le temps passe, les gens aussi (du bar vers la scène, et inversement). On sent l’impatience gagner tout doucement une assistance qui n’en finit plus de grossir. Quand il nous arrive enfin, c’est d’un pas gauche, l’air béat et parfaitement ahuri, fidèle au Charlie Chaplin folk qu’il nous inspire tant. Mais l’être débonnaire qui s’affiche devant nous n’est que faussement naïf, on le sait, et les paroles de Cecelia And Her Selfhood ont tôt fait de nous le rappeler (« And make them sorry, 'cause tonight they're gonna die / Yeah, we'll shoot them up dead ! »). Un premier titre que l’artiste commence d’ailleurs a-capella, sans le reste du groupe, sa voix parfaitement en place devenant l’espace d’un instant le seul son audible dans la salle. Conor O’Brien a beau ne pas être au mieux de sa forme, il impose d’emblée. « Malade, mais bon », comme il vous le dit lui-même si bien.
Ce soir bien sûr, les morceaux issus de son premier et unique album, Becoming A Jackal, occupent une place de choix au sein de la setlist proposée; pour autant, l'irlandais n’en n'a pas oublié de glisser parmi les Home, Set The Tigers Free et autres Ship Of Promises (gardé tant bien que mal pour la fin), quelques sucreries d’un autre temps. Ainsi, le public pourra entendre résonner les notes de The Bell, titre supposé figurer sur un prochain disque , même si présenté comme assez ancien par O’Brien en personne. Beaucoup plus loin, durant le rappel plus exactement, c’est un morceau écrit pour Charlotte Gainsbourg (Memoir), qui vient taquiner nos oreilles depuis longtemps ravies. On prend pour preuve les applaudissements autant nourris que soutenus qui viennent ponctuer chacun des titres. O’Brien, chef d’orchestre devant l’éternel, a décidément le don de transformer de petites choses en grands moments.
Quelques éclats de joie et émotions fortes plus tard (Pieces, et son final dantesque, ne pouvait mieux porter son nom tant il a laissé le public sans voix), le magicien O’Brien quitte la scène, ses acolytes sous le bras, et les yeux qui disent merci. Pas de mystère : les nôtres lui adressent le même message.