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Tirzah

trip9love…???

Tirzah - trip9love…???
Chronique Album
Date de sortie : 05.09.2023
Label : Domino Records
4
Rédigé par Franck Narquin, le 7 septembre 2023
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« Dis Papa, c'est quoi un chef-d'œuvre ? ». « C'est bien simple mon fils, c'est un disque exceptionnel et très rare qui n'a de cesse de bander les muscles et de démontrer l'excellence de sa performance, de ses arrangements et de sa production. Il s'impose à tous sans discussion possible pour prendre place parmi les grands classiques et représente une expérience inoubliable pour tous ses auditeurs ». « Ah ! merci Papa pour cette explication car je faisais fausse route, je pensais que c'était une œuvre qui te touchait au plus profond de ton être et qui modifiait ta perception de l'art et peut être de la vie même. » Et ouais, la masculinité toxique s'invite à toutes les tables, même les plus gourmandes, heureusement que Justine Triet et Tirzah sont là pour les renverser !

J'ai très envie de vous parler d'Anatomie d'une Chute, ce chef d'œuvre absolu, déluge d'intelligence et de maîtrise, qui invente en permanence sa forme et touche au sublime sans jamais être ostentatoire, sans jamais vouloir prouver son génie, l'ignorant même peut être et qui touche encore plus qu'il n'impressionne. Pourtant on me souffle à l'oreillette que Sound Of Violence est un site de musique et pas de cinéma. Personnellement, je ne vois pas trop la différence, et cela tombe bien car Mica Levi, soul mate et compagnon de route de toujours de Tirzah, que ce soit à la composition, aux arrangements ou à la production, non plus (elle est aussi à l'aise pour composer les bandes originales des films de Jonathan Glazer ou écrire un opéra avec Dean Blunt que partir en tournée avec son groupe Good Sad Happy Bad).

On pourra trouver l'analogie tirée par les cheveux et se dire que je me fais plaisir. Ce n'est pas faux, me faire plaisir c'est précisément ce qui me motive à écrire ici et ce pourquoi, en cette douce soirée de septembre je suis devant mon écran d'ordinateur, le casque vissé sur les oreilles plutôt qu'en terrasse à dévorer du regard l'irrésistible minois de la belle Juliette. Mais ne t'inquiète pas, je vais tout t'expliquer et en plus les chaudes nuits ne sont pas ce qui devrait nous manquer tant que la priorité de nos dirigeants sera de se demander s'il faut imposer ou non l'uniforme à l'école (cela dit les cours d'allemand seraient plus marrant habillés en pompier et en soubrette).

Oublions tout de suite la notion de chef d'œuvre, déjà c'est plombant, on se croirait en cours d'allemand mais sans déguisement et en plus le disque étant sorti presque sans annonce préalable il ne nous été livré qu'à midi le jour de sa sortie. On manque nécessairement de recul pour porter un jugement définitif sur trip9love...???, enfin comme si un jugement définitif sur une œuvre pouvait avoir un sens. On salue d'ailleurs l'initiative du petit webzine américain Pitchfork qui revoit désormais les notes mises aux disques chroniqués après quelques années, n'hésitant ainsi pas à pointer du doigt les mauvais choix passés. Si le temps fait son œuvre et distingue le bon grain de l'ivraie, sur le moment on préfère se fier aux frissons qui nous parcourent l'échine et aux poils qui s'hérissent sur nos bras. L'émotion ne ment pas, même si parfois elle peut brouiller l'analyse et faire perdre en objectivité. Mais l'essentiel est là, que ce soit bien ou pas, que ce soit un chef d'œuvre ou pas, « Don't overthink shit » comme aime le rappeler à ses artistes le grand producteur Kenny Beats, tu kiffes ou tu kiffes pas, zéro tracas, zéro blabla.

Minimal, parfois expérimental et d'apparence humble, l'univers de Tirzah ne fait pas l'unanimité. Artiste avant-gardiste et révolutionnaire pour les uns, sympathique chanteuse de néo-rnb cotonneux pour d'autres, elle est même perçue par certains comme un puissant somnifère. A chacun son esthétique, à chacun sa politique et je comprends d'ailleurs que les stades et autres arénas se remplissent régulièrement de fans de groupes pompiers, médusés par leur puissance sonore et leurs hymnes prêts à chanter alors que je ne m'explique toujours pas pourquoi un simple battement d'aile de Tirzah déclenche à chaque fois un tel tsunami dans mon cœur. Alors oui, si c'est pour que le président du fan-club de Tirzah donne son avis sur son dernier projet, cette chronique perd tout de suite de son intérêt. A ce rythme-là, on trouvera toujours quelqu'un pour s'émerveiller devant les dernières livraisons de Placebo ou le concert de The Strokes à Rock en Seine. Mais si, comme moi, tu préfères aux gros bras les cœurs brisés, reste un peu là, on écoute l'album de Tirzah.

Pas très à l'aise ni expansive sur scène et peu loquace en interview, c'est sur disque que Tirzah concentre son talent. Des disques construits entre amis, parfois même en famille, dans son home studio ou au gré d'invitations à droite à gauche, tantôt patinés et travaillés sur la durée comme Colourgrade ou au contraire enregistrés d'une traite et dans un geste d'urgence créative comme trip9love...???. On reconnait immédiatement sur ce nouvel album le style Tirzah, ou devrait-on dire le style Tirzah – Mica Levi, tant cette dernière est indissociable de la première et joue un rôle essentiel sur chaque disque et tout particulièrement sur celui-ci, composé à quatre mains alors que le précédent ouvrait la porte à de nouveaux collaborateurs. En studio, Tirzah écrit les paroles et chante, Mica s'occupe du reste. C'est ainsi que sont répartis les rôles, tout du moins en théorie car en pratique la genèse d'une œuvre est toujours plus complexe et le processus de création plus diffus. Tiens, exactement comme dans Analogie d'une Chute, tu vois, je t'avais dit que j'allais t'expliquer.

Il est encore tôt pour comparer trip9love...??? à Devotion, debut album renversant tout en ouate gracieuse et Colourgrade, son brillant successeur aussi majestueux que glacial. Après quelques heures d'écoute en boucle, on constate que ce troisième essai s'avère nettement plus organique que ses prédécesseurs avec un son plus direct et plus sale, délaissant les mélodies au profit de beats tranchants qui apportent un plus grand relief aux chansons. A la douceur de la voix de Tirzah viennent s'opposer des productions heurtées, parfois même anxiogènes. L'amour et la violence, une formule qui marche à chaque fois surtout quand elle est le fruit d'une telle symbiose entre deux artistes au sommet de leur art mais qui ont le bon goût de ne pas l'afficher en quatre par trois sur des panneaux publicitaires et l'élégance de ne pas porter leur talent en bandoulière.

La plupart des titres de l'album sont composés de trois éléments, piano, voix et beats. Ainsi les trois premiers morceaux F22, Promises et u all the time semblent se répondre avec leur piano chancelant et leur rythmique trip-hop saturée sur laquelle Tirzah appose sa voix blanche, faisant varier par de subtiles touche son débit, sa tonalité et sa tessiture. Tantôt sombre et abrasive comme sur No Limit, today et he made, tantôt épurée et lancinante avec their Love et 6 Phrazes, la musique de Tirzah ne lasse jamais tant elle semble en perpétuelle mutation, inventant elle aussi en permanence sa forme. On pourrait reprocher à l'album une trop grande unicité de ton, que chacun pourrait qualifier au gré de sa sensibilité de cohérence ou de monotonie, si l'anglaise ne parvenait à changer de braquet et à s'aventurer sur des contrées étrangères comme sur Stars à la production franchement hip-hop avec sa boucle répétitive, 2 D I C U V D dont le chant rêveur et les nappes saturées lui donnent des accents shoegaze ou bien encore sur l'ultime nightmare avec sa guitare saturée et stridente invoquant l'univers onirique de Oneohtrix Point Never.

Le dimanche 23 mai 2010, dans l'auditorium du Palais des Festivals de Cannes, Tim Burton remettait à Apichatpong Weerasethakul la palme d'or pour Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), précisant que ce film lui avait paru « aussi étrange et beau qu'un rêve ». On ne saurait trouver meilleure formule pour présenter l'étrange rêve de Madame Tirzah qu'est trip9love...???.
tracklisting
    01. F22
  • 02. Promises
  • 03. u all the time
  • 04. their Love
  • 05. No Limit
  • 06. today
  • 07. Stars
  • 08. he made
  • 09. 2 D I C U V
  • 10. 6 Phrazes
  • 11. nightmare
titres conseillés
    Promises - Stars 2 - D I C U V
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