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Tirzah

Interview publiée par Franck Narquin le 30 octobre 2021

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Trois ans après la claque Devotion, Tirzah, toujours entourée de ses fidèles collaborateurs Mica Levi et Coby Sey, revient avec son second album Colourgrade qui confirme son statut de brillante tête chercheuse de la scène musicale britannique au style unique et inclassable. Bien que ces albums soient signés sous son propre nom, elle emploiera tout au long de l'entretien « nous » pour parler de son travail, intégrant pleinement Mica Levi, productrice et ami.e de longue date, comme membre à part entière du groupe. Nous nous sommes entretenus avec Tirzah via Zoom, à son domicile Londonien, au petit matin avec en fond sonore le grésillement du baby-phone, bruit blanc évoquant étrangement l’univers sonore de Colourgrade.

Tu as commencé à étudier la harpe celtique a là Purcell School for Young Musicians où tu as rencontré Mica Levi à l'âge de treize ans et qui t'accompagne encore aujourd'hui. Peux-tu nous en dire plus sur cette phase d'apprentissage et sur votre rencontre ?

A l'école, nous passions notre temps à jouer de la musique, que ce soit en cours ou en dehors. Nous étions une bande d'enfants avec les mêmes centres d'intérêts donc les connexions se faisaient très naturellement. J'ai eu la chance d'y rencontrer Mica qui est devenue ma meilleure amie et même mon âme sœur musicale. Adolescentes, nous trainions toutes les deux et passions pas mal de temps à jouer ensemble ou à développer nos différents projets chacune de notre côté. Mais notre approche de la musique était totalement dilettante, c'était surtout un motif pour se retrouver et nous n'avions alors aucune intention d'en faire notre métier. Tout ça est arrivé par chance, les morceaux créés dans nos chambres sont arrivés jusqu'aux oreilles de Greco-Roman qui nous ont proposé de les sortir. On s'est dit pourquoi pas. Ça s'est fait aussi simplement que ça.

Tes premiers singles sont donc sortis sur Greco-Roman, le label de Joe Goddard de Hot Chip. Ta musique était alors plus orientée dancefloor que maintenant. Est-ce le fait d'avoir été sur un label plus dance qui a influé sur ton style de l'époque ?

C'est vrai qu'il y a plusieurs titres de la période Greco-Roman qui paraissent plus joyeux et plus dansants. Mais c'est juste la façon dont mes idées se traduisent sur disque à un moment donné car je n'aborde jamais un morceau en me disant qu'untel sera joyeux et que tel autre sera triste. Je m'en rends surtout compte avec les retours que les gens me font. Tout au long de notre collaboration, le label nous a laissé une totale liberté pour faire ce que nous voulions. Nous nous sommes plutôt senties encouragées à continuer à travailler comme nous l'avions toujours fait. Nous avons senti pour la première fois que quelqu'un nous disait que notre musique était assez bonne pour être proposée au public, ce qui nous a donné pas mal de confiance. Vu notre état de grande timidité à l'époque, nous n'aurions surement jamais fait la démarche d'aller vers un label pour faire écouter notre travail. Nous leur en sommes encore aujourd'hui très reconnaissants.

Tu as sorti ton premier album Devotion en 2018, lequel a eu une excellente presse et t'as mise sous le feu des projecteurs. Comment as-tu géré cette popularité soudaine ?

Franchement, ça n'a pas changé grand-chose pour moi. Je venais tout juste d'avoir mon premier enfant quand l'album est sorti, donc c'était un bien plus grand bouleversement dans ma vie, que l'exposition, tout de même assez relative, que m'offrait la sortie du premier album. C'est plus la tournée qui a accompagné l'album qui a été un réel défi car je n'avais jamais fait de vrai concert avant cela. J'avais donné quelques shows improvisés mais jamais joué un set complet préparé à l'avance. Ça a été le plus dur pour moi, mais j'y ai très vite pris goût.

Après le succès de Devotion, avais-tu la pression en en enregistrant Colourgrade ?

Pas tant que ça. Pour Colourgrade nous sommes parties d'une page blanche. Alors que pour Devotion, notre premier album, nous avions énormément de matières à trier et à analyser et devions en permanence nous assurer que nous étions toujours en phase avec nos anciens morceaux. Il fallait choisir entre toutes ces voies que nous avions empruntées jusqu'ici. C'était une base très riche, mais contrairement aux idées reçues, je trouve plus difficile de sortir un premier album qui doit résumer tes vingt-cinq premières années, que le deuxième. Pour autant, il nous a fallu une année pour finaliser Colourgrade, ce qui est à peu près le même temps que nous a pris Devotion, mais ce sentiment de faire table rase du passé a été très libérateur.

Quel était le processus d'écriture et d'enregistrement de ce deuxième album ?

Les circonstances étant différentes, la sensibilité de l'album est forcément différente. Devotion était le fruit d'une longue et lente gestation. Au départ, nous avions un peu notre routine avec Mica, acquises lors de l'enregistrement de Devotion. L'apport de Coby a été important car il a bousculé nos habitudes et nous a obligées à nous remettre en question et à aller chercher de nouvelles façons de créer. Mica et Coby ont d'autres projets ensembles, donc l'osmose a été rapide. Nous avons assez vite trouvé notre espace et vers quel univers musical nous voulions tendre.

Tu accueilles également des nouveaux venus dans ton univers tel que Dean Blunt qui a produit Recipe. Comment s'est passée cette collaboration ?

Dean Blunt et Kwake Bass (ndlr : Monsieur Tirzah à la ville) ont produit Recipe. Ils ont l'habitude de jouer ensemble et Mica et moi adorons ce qu'ils font. La connexion a été immédiate et le morceau s'est fait en très peu de temps car leur premier jet était déjà idéal et collait parfaitement au reste de l'album.

La famille est un thème majeur de Colourgrade...

Je suis très attachée à la notion de famille, mais au sens large. La famille, c'est autant la maison, que les amis ou la communauté dans laquelle tu vis. Tout cela était déjà dans Devotion, mais peut-être avec une autre approche, moins directe. Mon expérience en tant que mère rend peut-être cela plus palpable ou plus explicite à travers mes textes.

Tu as aussi une famille musicale à laquelle tu es très fidèle, notamment les membres du label Curl. Peux-tu nous parler de ce collectif et de ce qu'il t'apporte à titre individuel ?

Curl est avant tout une grande histoire d'amitié entre amoureux de musiques libres et sans barrières. Les racines du collectif remontent bien avant qu'un nom lui ait été donné. Mica et Coby ont créé le label et ça a donné une forme plus définie à ce groupe d'amis.

Plusieurs vidéo clips pour l'album ont été tournés par Leah Walker. Comment s'est passée la collaboration et quelle est ton implication dans la création de ces vidéos ?

J'avais déjà travaillé avec Leah Walker sur des vidéos de Devotion. J'aime tellement son approche visuelle que je lui ai naturellement proposé de travailler sur les vidéos de Colourgrade et j'ai été ravie qu'elle accepte. Elle écoute le morceau et développe une première trame à partir de laquelle nous échangeons. C'est un va-et-vient permanent car elle veut s'assurer qu'elle ne trahit pas l'âme de la chanson. C'est vraiment simple de travailler avec elle, surtout après toutes ces collaborations au cours desquelles nous avons noué une réelle connexion artistique et développé une relation très intuitive.

La vidéo de Hive Mind est presque un court-métrage qui fait office d'introduction à Colourgrade, quelque part entre le home-movie et le making-of. On y voit tes amis, tes enfants et ton partenaire, tu sembles y dévoiler ton intimité mais en même temps tu ne partages que très peu de chose sur tes réseaux sociaux. Comment préserves-tu l'équilibre entre ta vie artistique et ta vie personnelle ?

J'aurais tendance à dire spontanément que c'est assez simple. Je vis avec un musicien et la plupart de mes amis le sont aussi, donc je suis toujours dans un entre deux. Je n'ai pas vraiment l'impression qu'une vie se termine et qu'une autre commence. C'est un cycle permanent et j'ai l'impression que tout cela s'équilibre assez bien finalement, sans avoir à y porter trop d'attention. Je ne suis pas trop attirée par les réseaux sociaux, j'y vais très peu et donc j'y partage très peu de chose. Je préfère me concentrer sur ma musique tout simplement.

Sur ton premier album, tu as imposé un style très personnel. Sur le deuxième, tu pousses ce style jusqu'à l'os. Le son est plus cru et minimal, à la fois organique et synthétique. Est-ce que tu avais ce son en tête dès le départ ou est-ce arrivé au fur et à mesure de l'enregistrement et des expérimentations ?

Nous n'avions pas un spécialement un son précis en tête. Au fur et à mesure de la création de l'album, nous avons identifié ce qui nous plaisait et ce vers quoi nous voulions aller. J'imagine que c'est à ce moment que nous avons eu conscience qu'un son spécifique se dégageait. Mais nous n'avions pas d'idées préconçues ou d'objectif final. Nous développions tout ce qui nous paraissait frais et nouveau pour voir où cela allait nous mener. Le fait de travailler à trois, plutôt qu'à deux comme nous en avions l'habitude, nous a obligé à accorder les différentes pistes ou idées que nous avions pour trouver le bon équilibre ou parfois à trancher pour n'en retenir qu'une seule si cela nous semblait mieux servir le morceau.

Il est difficile de coller une étiquette à ton style car il embrasse un large panel de musiques. Quelles ont été tes principales influences ?

Je suis principalement influencée par les gens autour de moi qui font de la musique car ce sont ceux que j'écoute le plus. Donc je dirais Coby Sey, Klein et Lafawndha. Mais bien sûr aussi les grands classiques auxquels je retourne régulièrement comme Alice Coltrane, D'Angelo ou Erykha Badu.

Pour finir, as-tu de jeunes groupes anglais que tu suis et que tu aimerais nous faire découvrir ?

Mon dernier coup de cœur est Still House Plants. Je ne les connais pas personnellement et, bien que nos musiques soient assez différentes, je me sens proche de leur univers et de leur démarche artistique. J'aurais du mal à définir précisément leur style mais je peux vous conseiller leur dernier album Fast Edit.