Chronique Album
Date de sortie : 13.10.2023
Label : Marshall Records
Rédigé par
Adonis Didier, le 12 octobre 2023
« Oui, bonjour, salon Dream Nails à l'appareil, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? Ce sera pour les ongles ou pour de l'armement ? On a aussi du merch' 1312 si ça vous intéresse. Plutôt fraise ou mojito pour les molotov ? Pour trois achetés, vous avez des pin's Queer Punk Rocks offerts. Non, je ne peux pas vous passer Janey, mais vous inquiétez pas on gère ! Ah, et je vous mets notre dernier album en plus ? Ça s'appelle Doom Loop, vous verrez il y a plein de nouveaux trucs dedans ! Est-ce qu'on tape toujours sur les mecs et la police ? Oui, mais plus tout à fait comme avant ! ».
Il n'est pas toujours nécessaire d'évoquer les paroles et les thèmes abordés dans un album pour en parler correctement, tant les histoires d'amour, de rupture, de tristitude, de colère et compagnie ne sont bien souvent que des prétextes au fait d'enchaîner les accords et de caler quelques « yeah yeah yeah » à la fin des refrains. Et puis, il y a les groupes et artistes qui rendent indissociables l'étude de leur musique de l'étude du sens des paroles chantées, rappées, slamées, susurrées, hurlées, au point que la musique peut même finir par n'être plus, elle aussi, qu'un prétexte au fait d'avoir un message à passer.
C'est ainsi sans présumer des intentions de quiconque que l'on se demandera tout de même à quel point la musique était réellement la préoccupation première de Janey Starling, co-fondatrice et ex-chanteuse de Dream Nails, partie en 2021 après le premier album de la formation, pour co-diriger la communauté féministe Level Up. Un départ compensé par l'arrivée du frontman trans Ishmael Kirby, et un départ qui semble avoir libéré Dream Nails du carcan du riot grrrl et du DIY punk, un cadre dont le premier album nous avait prouvé qu'il n'était pas suffisant pour exprimer l'immense talent d'une personne que nous n'avons pas encore mentionnée dans ces lignes : Anya Pearson.
Anya Pearson, l'autre co-fondatrice de Dream Nails depuis 2015, également activiste féministe, guitariste, pianiste, compositrice et actrice à ses heures pour des comédies musicales, parfois productrice, et surtout auteure de la magnifique Jillian, perle musicale perdue dans le déluge de violence quasi-aveugle qu'était le premier album éponyme. Anya Pearson, enfin mise dans un contexte lui permettant, à elle et aux autres membres du groupe, Lucy Katz à la batterie, Mimi Jasson à la basse, et Ishmael Kirby au chant, de remettre autant en question la forme que le fond, et de tirer artistiquement le meilleur de qui iels sont, afin de tirer vers le haut leurs idées et leurs réflexions sur le bordel à l'intérieur duquel on passe toutes nos journées, plutôt que de ne musicalement transmettre qu'une violence presque aussi sourde et aveugle que celle reçue.
Attention, l'ensemble reste punk, et l'idée n'est pas de se ramollir, mais de se renforcer en s'ouvrant aux autres, des autres comme Ross Orton à la production, et forcément quand vous amenez un producteur qui a bossé avec les Arctic Monkeys, The Fall, Amyl And The Sniffers ou encore Roots Manuva dans un groupe de riot punk, il y a de quoi faire évoluer la formule, et autant s'y mettre de suite, parce que l'album n'a beau durer que trente minutes, croyez-moi, il est chargé !
Good Guy lance la révolte par un petit brûlot punk varié, refrain pop, pont électro, et une première châtaigne aux « mecs bien » devant, harceleurs derrière, qu'ils en soient d'ailleurs conscients ou non. Case Dismissed poursuit en poursuivant la police et son inaction face aux violences faites aux minorités, quand ce n'est pas la police elle-même qui les martyrise. Ligne de basse vicieuse, chant façon meneur de foule en manif', de quoi se chauffer les mollets pour la bondissante Geraniums et son témoignage sur la transidentité, comme quoi on peut naître dans un corps et ne pas se reconnaître dans ses codes sociaux ni dans son usage. On continue par le diptyque Prevenge/Monster, la première indiquant que la meilleure défense c'est l'attaque, plutôt que de se faire agresser, la seconde rappelant que prendre la place de l'agresseur ne fait que perpétuer l'agression. Un rappel salutaire à un mouvement féministe qui s'est parfois laissé enfermer dans un cycle de violence et de sur-préservation, comme lorsque Marguerite Stern et Dora Moutot écrivaient dans Marianne que le féminisme était réservé aux femmes, voire en sous-texte aux riches femmes blanches.
« Nous devenons le monstre lorsque nous devenons ce que nous sommes venu.e.s tuer ». Souvenons-nous en alors que claque le beat de la pièce maîtresse de ce nouvel album, Sometimes I Do Get Lonely, Yeah, hip-hop-grime punkish dénonçant à la fois le monde des incels, ces communautés d'hommes « involontairement célibataires » devenus haineux et prompts à la violence envers les femmes, et la pression sociale exercée sur les hommes à choper tout ce qui bouge en plus de performer comme un étalon en rut. « Parfois je me sens seule, ouais, mais je vis avec » : un album dont les trois-quarts des paroles pourraient servir de collage queer à répandre sur les murs du monde entier. She's Cutting My Hair est encore une merveilleuse chanson d'amour pop-punk signée Anya Pearson sur fond de cheveux courts, Femme Boi explore les introspections d'Ishmael Kirby sur sa transsexualité, Ballpit durcit le tempo et exhorte la foule à faire ce qui lui plaît, comprenez ici sauter dans une piscine à boules multicolores, et s'il y a métaphore dans l'affaire n'hésitez pas à m'envoyer un MP pour me tenir à jour !
L'album se conclut sur Time Ain't No Healer, un titre qui parle de lui-même, un titre hanté, désespéré, courant sur un immuable arpège de piano. Le temps ne fait que courir, il ne soigne rien, alors arrêtez d'attendre, et foncez plutôt acheter le nouvel album de Dream Nails, Doom Loop, une boucle damnée dont le quatuor nous annonce que nous ne sortirons que grâce à une empathie et une considération humaine qui manque plus que cruellement dans cet univers de merde. Doom Loop de Dream Nails, un cri de révolte rassembleur à tous les opprimés, queer ou pas, occidentaux ou pas, et que vous soyez de Mars, de Vénus, ou de Jupiter, franchement venez, on est bien !