Rencontre via Zoom entre Paris et Londres avec Cathal Roper, guitariste de The Murder Capital, en passe de sortir leur troisième album. Je le cueille de beau matin avant les répétitions d’une tournée des disquaires au Royaume-Uni et en Irlande, puis d'une vraie tournée européenne qui finira à Paris le 17 mai, avant d'enchaîner sur les festivals.
Blindness sort seulement deux ans après Gigi's Recovery. Il y a 30 ans, les groupes sortaient un album tous les un ou deux ans, mais aujourd'hui c'est rare, comment faites-vous pour tenir ce rythme ?
Nous avons travaillé avec John Congleton sur Gigi's Recovery et il nous a tellement inspirés et a tellement changé notre manière de travailler que nous avons voulu retourner avec lui. Il nous a beaucoup appris, notamment à prendre des décisions. Tout d'abord nous avons loué un espace pendant l'été pour écrire, nous répétions du lundi au vendredi, mais il n'y a pas grand chose qui en soit sorti à part Heart In A Hole. Ça nous a surtout appris qu'il fallait essayer une autre approche. Finalement, nous avons décidé de nous fixer deux semaines. Tout le monde devait arriver avec du matériel prêt à être travaillé, et entre-temps, chacun pouvait être où il voulait, que ce soit Berlin, Paris ou ailleurs. Puis nous nous sommes retrouvés pendant ces deux semaines et nous nous sommes mis à fond dedans. Nous avons répété ce processus trois fois avant d'aller à Los Angeles. Cela a été bien plus bénéfique pour nous et a permis aux chansons d'évoluer davantage en studio. Ce qui a rendu le tout bien plus excitant, c'est qu'on découvrait ces morceaux en temps réel. L'énergie en studio était géniale. En plus, comme les chansons n'étaient pas figées avant l'enregistrement, elles avaient encore la possibilité d'évoluer, de grandir.
Avec Gigi's Recovery, les morceaux étaient très figés dès notre entrée en studio et ne changeaient presque pas, sauf quand nous les jouions en live. The Lie Becomes The Self en est d'ailleurs un bon exemple : c'est cette expérience qui nous a fait réaliser que c'était agréable quand les morceaux pouvaient encore évoluer en studio. C'est ce qui leur permettait de prendre une nouvelle direction et de grandir. Donc, oui, notre approche était totalement différente cette fois-ci, et c'est pour ça que nous avons réussi à faire cet album bien plus vite.
Tu as mentionné que John vous avait aidés à prendre des décisions. Quel genre de décisions ?
C'est plutôt que nous avions tendance à tergiverser sur certaines idées, comme s'il y avait une décision parfaite à prendre, une sorte de réponse absolue... Cela pouvait prendre des dimensions quasi existentielles sur chaque décision, à tel point que nous finissions par ne rien décider du tout jusqu'à ce qu'une solution s'impose avec le temps. Ce n'était pas forcément mauvais, mais quand tu travailles comme ça, la passion et l'amour pour un morceau peuvent s'étioler. Le processus devient lent et, au final, ce n'est même pas sûr que tu prennes la meilleure décision. Cette nouvelle approche nous a obligés à fonctionner autrement, et ça a été bien plus amusant.
Comment aviez-vous initialement choisi John Congleton comme producteur ?
Nous l'avions choisi pour Gigi's Recovery en raison de son parcours. Cet album était beaucoup plus cinématographique, donc nous nous étions demandé qui pourrait convenir pour ça. Nous avions fait une liste, contacté plusieurs personnes, passé des entretiens... Après une discussion avec lui sur Zoom, nous nous sommes dit "C'est notre gars !". Il a travaillé sur des albums contemporains avec St. Vincent, mais aussi sur des projets plus bruitistes avec Xiu Xiu. Je suis un grand fan de ces derniers et de Swans, donc j'étais très enthousiaste à l'idée de travailler avec lui. Après Gigi's Recovery, aucun de nous n'avait envie de travailler avec quelqu'un d'autre. Nous voulions faire l'album que nous n'avions pas pu faire à l'époque, et toujours avec John.
Quand Gigi's Recovery est sorti, vous aviez dit que vous aviez commencé à travailler en partant des textures sonores. Ce qui m'a surpris avec Blindness, c'est qu'il y a encore plus de textures, voire un côté plus brut avec pas mal de distorsion. Est-ce une évolution naturelle ou une progression vers quelque chose d'encore plus bruitiste ?
Je pense que c'est une fusion des deux premiers albums. Gigi's Recovery s'éloignait vraiment de When I Have Fears, mais Blindness est une sorte de reconnaissance de ce qui fait notre identité musicale. Il mélange l'immédiateté et l'énergie de When I Have Fears avec la construction sonore et le travail des textures de Gigi's Recovery. Blindness solidifie notre identité et la direction que nous voulons suivre à l'avenir. Nous en sommes tous très fiers, car il représente bien qui nous sommes en tant que groupe.
Ce n'est pas évident de construire une identité commune à autant de personnes. Comment travaillez-vous à cinq ?
Il faut juste se faire confiance. La clé, c'est la confiance. Nous avons aussi appris que les choses peuvent toujours évoluer. Avant, quand une décision était prise, nous avions tendance à penser que c'était définitif et que ça définissait le morceau pour toujours. Mais en réalité, une chanson peut toujours changer, prendre une direction à laquelle nous ne nous attendions même pas. Nous avons maintenant confiance dans notre processus d'écriture.
Et est-ce que le live influence votre écriture ? Y a-t-il un lien entre les deux ?
Oh oui, clairement. C'est d'ailleurs un des aspects que nous n'avions pas pu exploiter avec Gigi's Recovery. Pour cet album, nous voulions vraiment intégrer cette dimension. Déjà, pour commencer, la tournée de Gigi's Recovery a influencé notre manière de composer. Cet album étant plus cinématographique, les morceaux fonctionnent bien dessus, mais les concerts en eux-mêmes étaient plus lents, plus contemplatifs. En jouant ces morceaux en live, nous avons ressenti ce manque d'énergie sur scène. Nous voulions apporter plus de dynamisme dans nos concerts.
Nous n'avions pas pu jouer les morceaux de Gigi's Recovery en live avant l'enregistrement. Pour Blindness c'était important pour nous de jouer les titres en live. Du coup, nous avons booké un concert au Moth Club à Londres, un à Dublin et un à Los Angeles avant d'entrer en studio. L'idée était de tester ces morceaux en conditions réelles en les mettant à l'épreuve de la scène. Quand tu joues devant un public, certaines choses deviennent immédiatement évidentes pour nous cinq. Nous nous rendons tout de suite compte que quelque chose ne fonctionne pas, et ça nous donne une direction claire sur ce que nous devons ajuster.
Lorsque j'écoute Death Of A Giant j'ai vraiment l'impression d'entendre un enregistrement live. L'avez-vous enregistrée en direct en studio ?
Non, elle a été enregistrée par étapes, mais je suis heureux que tu ressentes cela, car notre approche vise justement à donner cette impression de spontanéité, mais nous voulons aussi que l'ensemble sonne comme un groupe construit. Nous voulons que, lorsque tu viens nous voir en concert, la chanson ressemble à ce que tu as entendu sur l'album, mais en mieux. Il n'y a qu'une seule chanson sur l'album qui a été enregistrée en une seule prise live, et c'est Love Of Country.
Comment cela s'est-il passé ?
Honnêtement, la structure de cette chanson était très différente, l'approche était différente aussi, et nous avons essayé énormément de choses. Peut-être que nous étions dans une période un peu morose, mais nous avons atteint ce niveau de dynamique avec ce morceau, et John nous a dit "Pourquoi ne pas s'y tenir et tenter une prise ?". Nous l'avons fait, et en ressortant, nous nous sommes dit "C'était la bonne." Tout était parfait cette fois-là, nous avions capté l'essence du morceau. John l'a gardée comme ça, et nous avons avancé.
Y a-t-il des morceaux qui viennent plus naturellement que d'autres ?
Oh oui, ça arrive. Death Of A Giant est d'ailleurs un cas particulier. Elle est née à Dublin et n'a presque pas changé depuis. Nous l'avons écrite juste après la procession funéraire de Shane MacGowan, et c'est comme si elle était apparue d'elle-même. C'était un cadeau, et elle est restée fidèle à sa forme initiale. Love Of Country, en revanche, a subi de nombreux changements par rapport à sa version d'origine. Mais au final, elle aussi nous a semblé être un cadeau. D'autres morceaux ont demandé beaucoup plus de travail, comme Born Into The Fight et The Swallow. Ce dernier a été particulièrement difficile à enregistrer.
Qu'est-ce qui rend un morceau plus difficile ?
Parfois, nous avons l'impression qu'il manque quelque chose, que ce soit dans l'approche, les textures, ou même dans l'enregistrement des parties qui existent déjà. Il arrive que nous ayons tous un doute, que nous sentions que le morceau n'a pas encore atteint le niveau auquel nous voulons qu'il soit. Parfois, quatre d'entre nous pensent que le morceau est prêt, mais il faut aussi faire confiance aux ressentis du groupe. Nous ne pouvons pas attendre indéfiniment qu'un seul membre change d'avis. Nous devons écouter, essayer d'améliorer les choses, mais à un moment donné, il faut prendre une décision.
Je vois. Pourquoi l'album s'appelle-t-il Blindness ?
C'est en quelque sorte une déclaration. Pour moi, Blindness est la différence entre notre point de focalisation et la périphérie, ce qui fait de nous des individus. J'ai entendu dire – et je ne sais pas si c'est vrai – que dans notre champ de vision, seulement un pour cent est réellement net et sous notre focus. Là où je te regarde en ce moment sur l'écran, ce n'est qu'un pour cent de mon champ de vision total. L'album s'intéresse à cette périphérie, un peu comme un tableau de Jackson Pollock, une formation abstraite de ce qui se trouve hors de notre attention immédiate.
C'est en quelque sorte une introspection qui tente de comprendre ce qui fait de nous ce que nous sommes. Pourquoi faisons-nous certains choix ? Pourquoi réagissons-nous de telle manière ? Qu'est-ce qui nous a façonnés ? Ce sont des choses auxquelles nous ne prêtons pas toujours attention. Aller en thérapie, par exemple, peut aider à mettre en lumière ces moments impulsifs et introspectifs. Cet album est une tentative de porter toute notre attention sur ces aspects de nous-mêmes, que ce soit sur un plan personnel ou global, comme avec Love Of Country et Born Into the Fight. Ces morceaux parlent notamment des Irlandais et de ce avec quoi nous grandissons : l'influence omniprésente de l'Église catholique et le patriotisme. La manière dont le patriotisme peut être dévoyé et transformé en haine.
J'ai discuté de ça avec Gavin Friday il y a quelque temps, mais il est d'une autre génération et parlait de ce que c'était de grandir dans les années 70. Comment l'Irlande a-t-elle évolué politiquement et religieusement ?
Honnêtement, je ne sais pas si cela a tant changé que ça. Peut-être qu'il y a moins d'implication directe, mais la culpabilité catholique est encore profondément ancrée dans notre façon de voir les choses. Je ne suis pas religieux, mais j'ai été élevé dans la foi catholique. L'idée que l'on naît déjà en état de péché, par exemple... J'allais à la messe tous les dimanches, et quelqu'un nous disait que nous étions fondamentalement imparfaits.
Quand j'ai commencé mes études et que j'ai essayé de mieux me comprendre, je me suis rendu compte à quel point j'étais dur avec moi-même. En allant en thérapie, j'ai compris que je me culpabilisais pour des choses qui n'avaient pas lieu d'être. Tout le monde fait des erreurs, et l'important est d'aller de l'avant. Mais parfois, on se juge même sans avoir fait d'erreur, juste parce qu'on se voit comme des êtres brisés. Je pense qu'une partie de cette culture catholique nous a conditionnés à cela. Et si j'avais des enfants en Irlande, je me demanderais s'ils grandiraient avec cette même culpabilité dans dix ans. J'espère que non, mais c'est encore très enraciné.
Tu vis à Londres maintenant, et le groupe est dispersé entre Paris, Berlin... Vous avez enregistré à Los Angeles, vous tournez partout. Est-ce que cela t'aide à voir ton pays différemment ?
Oui, je l'aime et il me manque. J'imagine que, plus tard, j'aimerais bien m'installer en ermite au fin fond du Connemara ou à l'ouest vers Galway. C'est un rêve. J'aime voyager, voir d'autres endroits, mais j'adore aussi rentrer chez moi. Il y a quelque chose de différent dans l'air. C'est comme dans ta propre ville natale, quand tu y retournes, tu ressens immédiatement cette impression de familiarité, cette connexion unique à l'endroit où tu as grandi. Entendre les accents, les voix, ça te ramène instantanément. Bien sûr, c'est surtout dans ma tête, et nous avons tendance à idéaliser ces choses, mais je ne peux pas m'empêcher de le faire. Chaque fois que je descends de l'avion en rentrant, j'ai cette sensation immédiate de penser "Ah, je suis de retour." Ça m'habite complètement.
Tout ce que tu as décrit par rapport à Blindness me semble être l'opposé de la cécité. Vous utilisez des images fortes, cela ressemble plutôt à une sorte d'incitation à ouvrir les yeux...
Je ne sais pas si c'est un appel à se réveiller, mais c'est une façon d'analyser ce qui nous constitue. C'est une étude sur soi. Parfois tu prends le temps de réfléchir à ce qui t'arrives, ou tu ne comprends pas bien les choses autour de toi, alors il faut juste y consacrer plus d'attention.
Je voulais aussi évoquer votre nouveau logo. Il est très bien conçu. Qui l'a réalisé ?
C'est Viktor H qui a fait toute la partie visuelle de cet album. Pour la pochette nous ressentions une forte identité dans nos morceaux, et nous voulions que cela se traduise aussi visuellement. Nous sommes confiants quant à notre position actuelle et nous voulions un symbole qui nous représente pour l'avenir. Je peux dire avec certitude que ce symbole, ce logo, sera présent sur le prochain album. Tu vois, Metallica a le même logo depuis des années, et ça attire l'attention quand un groupe commence à signifier quelque chose pour toi. Trouver une identité visuelle était donc vraiment important pour nous aussi. Le son et l'image se sont donc rejoints au même moment.
Je suis surpris que la même personne ait réalisé le logo et la pochette, car les styles sont très différents...
C'est Viktor qui a tout fait. Il n'y a pas eu beaucoup d'allers-retours, nous lui avons fait confiance dans le processus. Parfois, nous n'étions pas convaincus par une idée, donc il écoutait nos retours, disparaissait pendant une semaine ou deux, et revenait avec une nouvelle proposition en mode. Et nous étions en mode "Ah ouais, c'est génial".
Pour terminer je voudrais parler de votre label, Human Season Records. C'est assez rare qu'un groupe si jeune ait son propre label. Qu'est-ce que ça signifie pour vous ?
Plus de royalties, plus de contrôle ! Ça signifie plein de choses. D'abord, nous avons eu la chance de pouvoir le faire parce que nous avions une équipe de management qui pouvait se le permettre. Un label, ça sert à te fournir certaines choses, et parfois ils te proposent un deal, mais ils prennent une part des revenus. La question est : est-ce que cette part vaut ce qu'ils t'apportent en retour ? Ce n'est pas toujours garanti. C'est une question de confiance.
En étant sur notre propre label, nous gérons nous-mêmes la distribution et la promotion. Nous engageons des gens pour nous aider, et nous gardons le contrôle. C'est une bonne chose, mais ça peut aussi être un défi, car ça demande plus d'expérience. Si un label venait avec une offre intéressante, nous pourrions l'accepter, mais pour l'instant, nous n'avons pas reçu de proposition qui en vaille la peine. C'est aussi une alternative intéressante pour d'autres groupes. Plutôt que de céder les droits à un label, nous avons juste signé un deal de distribution. Ils paient la production du disque, et nous ne devons d'argent qu'aux distributeurs. Ils fabriquent assez d'exemplaires pour rentabiliser leur investissement, et nous leur livrons un album selon les termes définis. Avec un label classique, il y aurait une autre voix dans le groupe pour influencer nos choix créatifs. Nous voulons garder cette liberté de décision entre nous cinq.
Est-ce que vous aimeriez signer d'autres groupes sur votre label ?
Peut-être plus tard, quand je serai plus vieux, mais pas maintenant. En fait, nous ne gérons pas ce label comme un véritable label, c'est juste une structure pour sortir notre propre musique. Mais à l'avenir, si nous faisons une pause et que nous avons les moyens de soutenir un autre groupe, pourquoi pas. J'y ai déjà pensé, mais ce n'est pas une priorité pour l'instant.
Merci, je suis impatient de vous voir sur scène à Paris !
Moi aussi, Paris nous a toujours très bien accueillis. Ce sera la dernière date de notre tournée avant les festivals, ce sera un grand concert !