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Gang Of Four

Interview publiée par Jean-Christophe Gé le 1er juillet 2025

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En escale chez lui entre la dernière tournée américaine et la dernière tournée européenne de Gang Of Four, Jon King prend le temps de recevoir Sound of Violence. Nous parlons des routes de France qu'il apprécie particulièrement, des Cévennes où il s'est rendu avec ses enfants et des mérites comparés de Londres qu'il a quittée après le COVID-19 et de Bath, une jolie ville à l'ouest de l'Angleterre où il habite désormais. Et nous finissons par entrer directement dans le vif du sujet...

Comment as-tu pris la décision de faire cette tournée The Long Goodbye ?

Ça fait 45 ans que notre premier album est sorti aux Etats-Unis. Du coup, quand nous avons réalisé ça il y a deux ans, nous nous sommes dit qu'il fallait faire quelque chose pour marquer le coup. Nous avons fait une tournée aux là-bas en 2022, et je voulais vraiment célébrer Entertainment, mais aussi mettre un point final aux tournées sous le nom de Gang Of Four, parce qu'Andy était mort (ndlr : Andy Gil, guitariste fondateur du groupe). Dave (ndlr : Dave Allen, bassiste historique) était très malade, même si nous n'en parlions pas, il était mal en point depuis cinq ans. En fait, c'est Hugo (ndlr : Hugo Burnham, le batteur originel du groupe) et moi qui avons été les premiers à comprendre ce qu'il avait : une démence vasculaire qui l'a emporté il y a à peine quatre mois. Nous étions très proches de sa femme, maintenant sa veuve, et nous savions qu'il ne pouvait plus jouer ou partir en tournée. Hugo et moi avons alors décidé de terminer le groupe. Nous représentions les deux tiers des membres fondateurs, je n'étais pas d'accord pour qu'Andy continue tout seul, il devrait toujours y avoir au moins deux fondateurs dedans, c'était important pour moi.
Voilà pour la raison principale. Et puis, je voulais vraiment passer à autre chose, explorer autre chose d'un point de vue artistique et créatif. J'ai passé l'année dernière à écrire mon livre qui a plutôt bien marché, surtout aux États-Unis. Je raconte ma vie jusqu'en 1984, date à laquelle tout a basculé de façon assez dramatique. Ça m'a juste paru évident d'arrêter, c'est tout. Ça ne veut pas dire que je ne vais plus jamais jouer, loin de là. Je ne prends pas ma retraite de la scène, c'est juste Gang Of Four en tant que groupe qui arrête les tournées. Peut-être qu'il y aura encore des apparitions ponctuelles dans des festivals de temps en temps, mais plus de tournées. Nous venons d'en faire une de 32 dates aux États-Unis, avec deux sets par soir. Nous avons joué tout l'album Entertainment, morceau par morceau, c'est ce que nous ferons à Paris aussi, dans l'ordre où on l'a enregistré. Puis une pause d'environ dix minutes, et après nous balancerons plein d'autres morceaux. Plus de deux heures sur scène. C'est un sacré show.
Et puis, il faut reconnaître que nous vivons une époque vraiment compliquée : la montée du fascisme, de l'extrême droite dure, les attaques contre la démocratie... C'est flippant que Entertainment! décrive encore le monde d'aujourd'hui. Quand j'en ai écrit les paroles, je n'aurais jamais cru qu'ils auraient encore autant de sens aujourd'hui.

Comment était-ce aux États-Unis dans le climat politique actuel ?

C'était vraiment incroyable. J'ai été musicien sur scène une bonne partie de ma vie et nous sommes assez connus en Amérique souvent parce que tous les groupes qui jouaient en première partie avec nous sont devenus énormes, comme REM ou Red Hot Chili Peppers. Mais là, c'était une expérience totalement différente. J'avais le livre sur le stand de merchandising, et j'y suis allé pour signer des copies, ce que je ne faisais pas avant. Il y avait des files d'attente d'une heure, beaucoup de fans me serraient la main et me remerciaient pour ce que nous faisions, pour ce que le groupe représentait.
Toute la tournée a affiché complet, c'était complètement dingue. Quand nous jouons en Amérique, il y a un grand écran derrière nous avec des messages, des drapeaux : le drapeau britannique, le drapeau américain, le drapeau LGBTQ+, le drapeau Black Lives Matter, le drapeau pour les droits des femmes. Les trois grandes théocraties — l'Iran, l'Afghanistan et les États-Unis — attaquent ces droits, notamment le contrôle des femmes sur leur corps. C'est un sujet qui nous a toujours mobilisé. Sur l'écran, il y a aussi des messages comme « combattez le fascisme » qui apparaissent en grand. Ces messages marquent les gens, certains pleuraient même lors du dernier concert, ils étaient tellement inquiets de ce qui se passait. En Californie, des élus se font arrêter pour avoir essayé de défendre ces droits. Cette tournée a donc pris une vraie ampleur. Des gens me disaient « Qui d'autre fait ce que vous faites ? Ne lâchez rien, continuez ! ». J'étais complètement submergé et ému. Je suis vraiment fier de l'avoir fait.

Nous allons parler de musique, mais j'ai encore une question politique. J'ai vu un sondage qui disait que la démocratie était moins plébiscitée par les jeunes. Comment ferais tu la promotion de la démocratie ?

Je suis athée et, pourtant, il y a quelques semaines, à Los Angeles, j'étais à un événement de présentation de livre. Quelqu'un m'a posé le même genre de question et j'ai répondu que j'ai toujours été socialiste. Je ne suis pas membre d'un parti, mais j'ai toujours été socialiste. Je pense que les valeurs que défendent généralement les démocraties progressistes, surtout en Europe, mais aussi aux États-Unis, en Corée et ailleurs, c'est l'idée qu'il devrait y avoir une répartition plus équitable des ressources, des chances égales pour tout le monde, et qu'on doit prendre soin des plus faibles, des démunis, des malades. Et pour la première fois, j'ai dit que ces valeurs, en fait, elles correspondent aux valeurs traditionnelles du christianisme. Le pape, par exemple, dirait qu'il faut être gentil avec les gens, s'occuper des faibles, des pauvres, des exclus. Moi, je parle en tant qu'athée, mais ce sont des valeurs chrétiennes. Par contre, la version dure et d'extrême-droite, c'est autre chose. Je me dis que Jésus se retournerait dans sa tombe tellement il serait horrifié par toute cette cruauté, cet égoïsme et cette méchanceté.
J'ai lu la critique d'un livre y a deux semaines sur ce sujet. Il disait qu'en Amérique, les inégalités financières sont maintenant plus grandes qu'à l'époque des pharaons en Égypte ! Ça fait un choc. Et en Grande-Bretagne, qui a toujours été une société de classes où les privilégiés ont gravé leur avantage dans le système, 7% de la population va dans des écoles privées, et occupe 70% des postes importants dans la justice et les médias. En Amérique, c'est pareil, c'est une oligarchie. Donc la démocratie, pour moi, c'est prendre soin des gens et être responsable de son comportement. C'est comme ça que je le conçois. Si tu veux être pris en charge quand tu seras vieux, si tu veux que les gens que tu aimes soient bien soignés quand ils sont malades, si tu veux que tout le monde vive dans des maisons décentes, c'est ça la démocratie. Je ne suis pas politicien, mais c'est comme ça que je le vois.

Tu te considères comme un chanteur engagé ?

C'est ce que j'ai toujours écrit, et ce dont nous parlions toujours avec mes amis. Je ne suis pas le genre de personne avec qui discuter de voitures, par exemple. Brian Wilson est mort la semaine dernière. C'était un grand gars. Au début il écrivait des chansons sur les filles et les bagnoles, c'est un peu limité comme sujet. Puis il a commencé à parler de ce que c'était d'être jeune, de ressentir du bonheur, du malheur, ou des trucs compliqués. Moi, ce que j'écrivais, ça devenait forcément un peu politique, mais tu te poses des questions sur pourquoi tes relations sont comme elles sont. Par exemple, je pense à un morceau comme 5.45 sur Entertainment! : « Comment je peux m'asseoir tranquillement manger mon dîner alors que la télé déverse tout ce sang ? ». D'ailleurs, Ted Leo la chantera en français à Paris, il l'a déjà fait à Montréal.

Ils ont du adorer...

Oui, c'était vraiment bien. J'aime bien le rap français et ça ressemble un peu à du rap, c'est plutôt punchy en français. Ted s'en sort très bien. Pour en revenir à ta question, je pense que le problème quand tu es un chanteur engagé, comme Tom Robinson par exemple, c'est qu'il faut réfléchir aux problèmes. Je n'ai jamais trop écrit sur des sujets de cette manière, j'écris sur ce qui me paraît important. J'adore quand les gens reprennent les refrains ou les slogans de nos chansons, et je trouve ça dingue que nos paroles soient encore d'actualité. En fait, je crois qu'écrire sur ces sujets, c'est juste être une personne normale, vraiment.
A Los Angeles, on m'a mis dans un hôtel avec une piscine sur le toit, et ils passaient tout le temps de la musique country et western à fond. Les sujets de ces chansons étaient super réactionnaires. C'était souvent à propos d'être une personne seule, un individualiste qui conduit un camion. Je pense que c'est tout l'inverse de ce qui m'intéresse ou ce sur quoi j'écrirais. A part la route vide, je trouve cette idée assez intéressante.

Comment ton rapport à chaque chanson a évolué en quarante-cinq ans ?

Il y a quelques chansons pas faciles à jouer. Guns Before Butter, par exemple, est très dure à jouer, surtout pour Hugo. Et c'est aussi dur à chanter parce que c'est très rapide et énergique. D'ailleurs nous ne l'avons presque jamais jouée dans nos tournées précédentes parce que c'était trop dur. Du coup, pour moi, elle a pris beaucoup d'importance. Nous commençons le concert avec Ether. EMI a détesté quand nous leur avons filé l'album dans cet ordre, ils voulaient commencer avec I Found That Essence Rare parce qu'elle ressemblait à une chanson « normale ». Ce n'est pas une idée très originale, mais pour les deux voix qui s'affrontent, je m'étais inspiré de Jean-Luc Godard dans Numéro 2 avec un split screen et sa voix en off.
Ça m'a aussi inspiré les paroles d'Anthrax. Le récit remet en question l'idée de cette sorte de voix de Dieu, tu vois. Ether a été écrit à une époque où le gouvernement britannique avait été reconnu coupable de torture. Ils arrêtaient des gens et torturaient des membres de l'Armée Républicaine Irlandaise, ou des personnes qu'ils soupçonnaient d'en faire partie, puis les torturaient. Et ils ont inventé les fameuses cinq techniques : la privation sensorielle, jouer de la musique à fond, se lever, être crevé, tout ce genre de trucs.

Tu décris un festival de rock...

Exactement (rires). Les Américains ont poussé encore plus loin la gamme de tortures à Abu Ghraib, dont le waterboarding appelé super eight, ce que j'ai trouvé ironique. Bref, pour en revenir à ces chansons, je pense que cette façon d'écrire tient toujours la route, comme je le dis dans « The Long Goodbye », qui est bien sûr une citation du livre de Raymond Chandler. Sur scène, j'aime bien quand il se passe plein de choses, que le public ne sait plus trop où regarder. Ça marchait bien à l'époque, et je pense que c'est toujours une super idée aujourd'hui. Maintenant les concerts sont devenus des spectacles de dingue, et j'adore. J'ai vu Beyoncé la semaine dernière, c'était un spectacle complètement fou. Nos concerts, c'est comme un flipper qui t'envoie d'un côté à l'autre, les chansons sont écrites pour ça. Donc ma relation avec les chansons est toujours de savoir à quel point nous pouvons les pousser encore plus loin, les rendre plus extrêmes.
Par exemple, une des chansons que nous jouons dans le deuxième set, What We All Want, est un peu un monstre de funk. Aux States, nous avons eu plein de guests à la guitare, comme Lenny Kaye, Mike Mills et Peter Buck de R.E.M. Et puis il y a le mec de The Black Crowes qui est venu jammer avec nous et nous a dit « Il y a des groupes qui ont trois accords dans leurs chansons, mais là il n'y en a qu'un seul ». Je ne trouve pas que ces chansons sonnent démodées. Je dis ça sans prétention, surtout que je parle d'un artiste bien meilleur que nous, mais c'est comme Muddy Waters, ce mec c'est un dieu de la musique. Sa musique ne sonne jamais démodée, elle sonne juste parfaite. Et quand nous jouons, je trouve que c'est toujours unique, c'est sûrement pour ça que ça n'a jamais cartonné commercialement.

C'est amusant ce que tu dis à propos de ne pas être démodé, vous êtes presque à la mode depuis les années 2000's. Pas mal de groupes sont revenus à ce son avec des guitares bien abrasives et une rythmique un peu funky. Quand vous avez enregistré Entertainment!, regarder quarante ou quarante-cinq ans en arrière, ça aurait renvoyé vers les années 30s ou 40s...

Je pense que tous les musiciens reviennent à des choses qui ne sont pas forcément faites pour être commerciales. Le destin de la musique qui sonne commerciale, c'est juste d'être oublié. Même Taylor Swift, dans quelques temps, ça sera juste un vague souvenir. Ce n'est pas une critique, elle est clairement extrêmement talentueuse, mais sa musique est trop consensuelle. J'écoutais Robert Johnson, c'est vraiment la base de tout le rock, le blues et le jazz. Ce disque qu'il a fait à la fin des années 1920s, tu l'écoutes et tu te dis que c'est ça, c'est ça l'essentiel. Ça parle pas de grand-chose, c'est pas là pour dire autre chose.
Il y a deux ans, nous avons reçu un coup de fil de Run The Jewels qui voulaient sampler Ether. Avant ça, il y a eu Frank Ocean qui avait utilisé nos sons. Puis l'année dernière, Pharell Williams qui disait que Entertainment! l'avait inspiré. Quand nous jouions en Amérique, il y avait plein de Mexicains, d'Afro-Américains, et aussi des blancs qui venaient. Je pense que le hip-hop a marché parce qu'il y a une vérité dedans. Souvent, bien sûr, ça part dans le machisme ou la surconsommation. Nous avons même tourné avec Public Enemy une fois, ils étaient géniaux, franchement, un super groupe. J'entends notre musique un peu partout.

Comment as-tu choisi les chansons que vous allez jouer ?

C'est tout simplement celles que je préfère. En général, c'est une bonne façon de faire. Pour la partie Entertainment!, j'ai un peu grimacé à l'idée de les chanter. Je n'ai jamais vraiment aimé jouer Glass parce que j'utilise des métaphores dedans. Genre, « je m'ennuie comme un chat ». Comment ai-je pu écrire ces paroles ? Les chats ne s'ennuient jamais. Donc, ça ne veut pas vraiment dire grand-chose. Pour le deuxième set, nous commençons avec He'd Send In The Army, qui est un de mes morceaux préférés à jouer sur scène. Les gens restent bouche-bée quand ils me voient taper sur le micro-ondes qui sert de percussion. Ce n'était pas prévu comme ça au départ, mais ça a évolué. Ça crée une sorte de destruction de ce produit de consommation, tout ça avec la musique. C'est un genre de funk, pas tout à fait reggae, mais c'est assez cool avec un fond rock.
Ce deuxième set devient du coup de plus en plus gros, toujours plus puissant. To Hell With Poverty, What We All Want, I Parade Myself, tous ces titres sont vraiment forts. Nous aurons une section de cuivres, des guitaristes invités, ça va être complètement dingue. Bref, c'est vraiment un show super intense, du début à la fin. Nous évitons de faire trop de pauses entre les morceaux. Parfois je parle un peu, je raconte quelques anecdotes sur nos aventures.

A propos de raconter des histoires. Tu as écrit ton premier livre, y en aura-t'il d'autres ?

Franchement, je ne sais pas trop. Enfin, c'est possible je suppose, mais je ne suis pas convaincu. C'était dur au début, au bout de trois mois, j'ai eu envie de tout arrêter et de rendre l'avance que j'avais touchée. Mais bon, j'ai fini par trouver mon style et ma voix d'auteur. Je voulais que ça soit drôle mais aussi triste et réaliste. Nous avons toujours été vraiment nuls pour gérer notre management et nous nous sommes retrouvés avec un type qui nous a carrément volé tout notre argent. Le livre se termine en 1984, nous avions fait une tournée qui aurait dû nous rapporter trois quarts de million de dollars. Mais je me suis retrouvé à l'aéroport de LAX avec 215 dollars en poche. C'était tout ce que j'avais, et Andy avait été diagnostiqué avec un cancer. On ne s'entendait plus trop et je détestais notre dernier album. Du coup, je pensais que c'était un bon moment pour arrêter. J'ai quand même mis une petite note à la fin en disant que tout n'est pas sombre quand même. Quelques mois plus tard, nous avons dû écrire une chanson pour The Karate Kid.
Je voulais aussi éviter au maximum les métaphores et les adverbes. J'ai horreur des adverbes. Tous ceux qui lisent JK Rowling doivent en avoir assez des adverbes. Tu sais, genre « Harry sourit gracieusement », il y a des adverbes partout. Je viens d'une famille ouvrière et pauvre, et j'ai été sorti de là pour atterrir dans un monde de privilèges parce que j'ai eu une bourse dans un collège anglais élitiste. Tu sais que dans l'anglais britannique un mot veut souvent dire l'opposé de ce qu'on croit. Donc, je suis allé dans une « public school », c'est-à-dire une école privée.
Tous les Européens de ma génération ont grandi avec leurs parents qui avaient soit vécu la Seconde Guerre mondiale directement, soit souffert à cause d'elle. Petit, je jouais sur des terrains bombardés, Londres était un vrai chantier après la guerre. Mais mes enfants ne savent même pas ce que c'est de vivre dans une maison sans eau chaude, sans chauffage central, sans salle de bain, sans toilettes à l'intérieur – ce n'était pas si rare que ça pour notre classe sociale. J'ai écrit ça en anglais britannique, du coup, plein d'Américains doivent chercher des mots dans le dictionnaire (rires).

Avant ce long au-revoir, il y a un message que tu voudrais passer ?

Il faut garder la foi. Nous pouvons battre les forces des ténèbres et passer du bon temps au passage.