Un cigarillo fermement calé au coin des lèvres, j’évolue sur le quai François Mauriac depuis plusieurs minutes maintenant, plongé dans des vapeurs rances et gorgées de vanilline artificielle. Alors que mes pas n'ont d'autre fonction que celle de fouler l’immensité de bitume qui juxtapose la barge jaunâtre, appelée Petit Bain, mes mains tentent désespérément de creuser l’intérieur de mes poches, persuadées, du moins semble-t-il, de pouvoir remonter de cette façon jusqu’à la source de chaleur originelle.
De temps à autre, je me prends à jeter un œil aussi franc qu’agacé en direction de l’atypique installation qui accueillera ce soir les Three Trapped Tigers : il est plus de 20h, et les portes de la salle ne sont toujours pas ouvertes. On viendra bientôt m’expliquer les raisons de ce « léger retard » (comme ils aiment à le dire) : le groupe anglais, qui assure aujourd’hui la première partie de The Berg Sans Nipple, est encore sur la route.

Les auteurs de
Route One Or Die sont maintenant arrivés, et ils ont tout juste le temps de prendre leurs aises et leurs marques que les videurs obtiennent le feu vert tant attendu. Les quelques impatients amassés sous le porche sont désormais autorisés à pénétrer dans l’arène, et commence alors un drôle de rituel, fait de billets perdant leur tête, de poignets vigoureusement tamponnés, et d‘individus disparaissant dans l’obscurité.
Une fois les portes passées, je me glisse vers l’escalier pour en dévaler les marches sans plus attendre, et ai la bonne surprise de découvrir, en contrebas, un endroit somme toute sympathique, duquel émane une chaleur plutôt supportable, et surtout, dépourvue d’humidité. J’enlève ma veste, la fourre dans mon sac à dos, et me dirige vers le bar pour apprécier le cours des boissons.
Cette fois, ça y est, les tigres sont lâchés : sans effets pyrotechniques, ni autres artifices grossiers, Tom Rogerson, Adam Betts et Matt Calvert débarquent sur scène, et c’est dans une indifférence quasi-totale qu’ils vont devoir débuter leur set. Quand cela fait deux ans que vous n’êtes plus venus jouer dans une ville, en l'occurrence Paris, la chose peut sembler tout autant compréhensible que déconcertante.

Mais les Londoniens ne se laissent guère impressionner, et vont très vite faire preuve de leur capacité à ragaillardir les foules les plus austères. Happé tout aussi bien par l’univers du groupe que par l’incroyable technicité dont celui-ci va faire preuve une heure durant (le batteur de la formation est, à ce titre, diablement impressionnant), le public, peu fourni en l’état, se déride avec une étonnante facilité, comme pour mieux goûter à cette musique aux multiples saveurs, faite d’électronica et de brutalité, de rock et de douceur.
Rien n’était acquis, pourtant, tant la musique proposée par Three Trapped Tigers sait se faire expérimentale, opaque, difficile d’accès dira-t-on même. A dire vrai, leurs morceaux commencent bien souvent de manière déconcertante, avant qu’une mélodie, même maigrichonne, ne vienne relever le tout, et sauve ce dernier de la private joke pour amateurs de trucs tordus.
In fine, très rares seront les morceaux indigestes, peut-être un ou deux sur l’ensemble de la setlist, et le public ira même jusqu’à proposer un ultime tour de piste à ces outsiders venus d’Albion : alors que les notes de
Reset résonnent encore dans une salle à l’atmosphère devenue bien moite, Tom et ses comparses remontent sur scène pour honorer la demande populaire avec application. Les britanniques, il est vrai, ne nous auront pas beaucoup sollicité ce soir (en dehors des traditionnels remerciements, et de quelques mots balbutiés dans un français plus qu’approximatif), mais leurs regards et sourires auront dit plus que l'essentiel.
La nuit m'appelle ailleurs, et je suis déjà en retard. Je m'accorde encore quelques minutes, juste de quoi mettre la main sur la setlist de la soirée (qui n'aura en fait jamais existé), et me dirige vers l'escalier, fin prêt à m'emplir les poumons de l'air extérieur. Tout en espérant que Three Trapped Tigers n'attendront plus deux ans pour revenir nous voir de ce côté là du monde.