Vingt ans ! Voilà donc plus des deux tiers de ma vie que Blood Red Shoes existe. Depuis, la France a perdu, puis gagné, puis perdu une finale de Coupe du Monde de football, on a changé deux fois de Pape, Oasis ont éclaté puis se sont reformés, Johnny est mort, Jacques Chirac aussi, on a inventé Instagram et TikTok, le Royaume-Uni est sorti de l'Union Européenne, les Etats-Unis ont successivement élus un président noir puis orange puis vieux, on a survécu au terrorisme, on a survécu au COVID-19, l'Assemblée a été dissoute, Doctor Who rebooté deux fois, et au milieu de tout ça, Blood Red Shoes est toujours là. Laura-Mary Carter et Steven Ansell, toi et moi contre le reste du monde, tenant la ligne de front du rock underground britannique depuis deux décennies, six albums, deux EPs, et un nombre incalculable de concerts aux quatre coins du monde.

Car autant qu'un groupe, Blood Red Shoes est une vision du monde, un phare dans la nuit, une preuve qu'il existe une autre industrie musicale et un mur porteur de celle-ci. Pourquoi Brighton est musicalement la ville la plus intéressante d'Angleterre aujourd'hui ? Blood Red Shoes. Qui a tenu la baraque quand tout le monde s'est mis à faire de l'électro FM en 2010 ? Blood Red Shoes. Pourquoi Valoche a redescendu le prix du ticket de métro à Paris ? Blood Red Shoes. Vous trouvez que j'en fais trop ? Peut-être. Mais Blood Red Shoes quand même. Et puisque vingt ans de vie commune ça se fête, Laura-Mary et Steven reviennent une troisième fois en trois ans à Paris, pour mettre le brin à la Gaîté Lyrique, en provenance d'Amsterdam et Berlin avant une dernière date à Londres.
Une date anniversaire pour laquelle les français de
DITTER viendront ouvrir le bal, en une petite demi-heure de rock sautillant pendant lequel on apprendra que tout est politique, qu'on a besoin de vacances, que c'est OK de ne pas aimer les gens, et que lalalalala lalalala... Du post-punk, du rock sexy, de la pop, le tout sur une boîte à rythmes avec une guitare et une basse et une chanteuse qui parfois crie dans un cône de chantier sur lequel il est taggué AntiFa. Bref, c'était cool, alors si Ditter passe un jour dans votre bled, allez-y, lâchez-vous, et promis vous passerez un bon moment.
M'enfin, et ce n'est pas contre Ditter, si on est là c'est pour avoir les chaussures rouge sang, alors hissons haut les ballons écrivant 20 YEARS dans le ciel de Paris, Laura-Mary Carter, Steven Ansell, Daniel Rumsey de The Wytches, et James Allix de Tigercub sont enfin sur scène, alors qu'au loin gronde l'orage, et que l'air est lourd d'un gaz dans lequel il suffirait d'une étincelle. Et BLAM, et BLAM, le claquement du tonnerre explose et arc d'un bout à l'autre de la salle,
Elijah nous fait tomber le ciel sur la tête dans un déluge de plomb fondu alimenté en vingt mille volts. La vasque de métal reprend son envol dans la cavalcade
Bangsar, Steven et Laura-Mary, à deux de front comme toujours, la pile électrique et la reine de glace, l'extraverti et la réservée, un duo assumé et complémentaire qui nous annonce qu'il est temps de revenir aux vieux classiques, laissant leurs deux musiciens additionnels repartir en coulisses siroter leur mojito.

Une introduction pour chauffer une foule encore relativement calme, et puis arrive
It's Getting Boring By The Sea. Le chroniqueur venu avec ses potes saute dans le pogo et ne les reverra plus jusqu'à la dernière chanson,
Say Something, Say Anything continue de creuser le sillon du premier album
Box Of Secrets, avant que
Don't Ask ne remette une pièce dans la machine à pogo. La foule entonne un Happy Birthday spontané, le duo répond par le riff crépitant de
Cold, la guitare de Laura-Mary est assez lourde pour aspirer non pas un mais deux trous noirs, tout le monde devient un peu cintré,
This Is Not For You ouvre un premier mosh pit de dégénérés, Steven est debout sur sa batterie à exciter une bande d'idiots qui n'en demandaient pas tant, Macron explosion, et nous voilà avec des bleus partout et une nouvelle séance d'osthéo à programmer.
La setlist ayant, comme chaque « soir anniversaire », été votée par les détenteurs de billets au préalable, un temps de repos et de raretés sera offert par les antiques
When We Wake et
In Time To Voices, plus jouées depuis Dieu sait quand, dont Laura-Mary nous informera qu'elle et Steven ont dû les réapprendre pour l'occasion, remerciant au passage les tutoriels Youtube de fans de lui avoir permis de redécouvrir comment se jouaient ses propres chansons. Les renforts musicaux reviennent pour la complexe
God Complex, le public salue Dan Rumsey à coup de « Hey Dan ! » jusqu'à ce que Steven rappelle que c'est l'anniversaire de Blood Red Shoes et pas celui de Dan. Laura-Mary se déride un peu sur son solo, la foule envoie de grands claps spontanés sur
SUCKER, le pikachu blondinet lève le bras toujours plus haut à chaque coup de caisse claire, avant que le concert revienne enfin sur ce sublime album qu'est
Get Tragic. Totem indémodable de tous les drama kings and queens de ce monde, sachez que j'avais aussi voté pour entendre
Nearer et
Anxiety, mais bref, et c'est donc un enchaînement
Howl /
Eye To Eye qui enverra au ciel tous les Roméo torturés de l'assistance dans une avalanche de basse fuzzy et de synthés. Un duo auquel se rajoute l'écrasante puissance de la distorsion de Laura-Mary Carter, alors même que
MURDER ME découpe les haut-parleurs de la Gaîté Lyrique au rasoir, et qu'à sa suite
An Animal lance les hostilités d'une fin de concert aux airs de fête, gigantesque fête à laquelle prudence, raison, et instinct de préservation n'auront pas été invités.
Light It Up allume encore un peu plus un public de fous furieux, les voix disparaissent dans une orgie de cris,
You Can Bring Me Down aurait pu faire redescendre la pression mais personne ne l'autorisera, devenant une haie d'honneur au climax attendu de chaque concert de Blood Red Shoes :
I Wish I Was Someone Better. Ça commence par un pogo géant, ça finit avec le public qui hurle qu'il souhaiterait devenir une meilleure personne, Steven tape des baguettes pour maintenir tout le monde en rythme, un rythme effréné que le groupe tient depuis maintenant vingt ans, et comme le dirait le principal intéressé avant de lancer
MORBID FASCINATION en dernière chanson : « Si on nous avait dit qu'on serait encore là vingt ans, ça nous aurait bien fait marrer. Mais on y est, et tout ça c'est grâce à vous ».
Sauf que, quand même, c'est un anniversaire, alors il y a bien de quoi se dire au revoir deux fois, comme quand on se lève de table et qu'on finit par discuter deux heures devant la porte du bar, parce que dans le fond on n'a pas vraiment envie que la soirée s'arrête. Alors le duo magique revient, et nous avoue avoir un peu menti : « vous avez voté pour cette setlist, mais comme c'est notre anniversaire, on s'est dit qu'on avait le droit de mettre, nous aussi, une chanson qu'on voulait vraiment jouer ».
Je Me Perds débarque ainsi une nouvelle fois à Paris, déflagration sonique ivre errant dans les rues de la capitale, projetant ses habitants les uns contre les autres sous le regard amusé et parfois inquiet de ceux pour qui ce concert des chaussures rouge sang était le premier. Une première fois riche en émotions et en raretés, car cela fait longtemps que l'on avait pas entendu
ADHD en concert, ressortie de la boîte à secrets à la demande populaire, avant de conclure comme se concluait
Fire Like This, deuxième album de l'histoire du groupe, par les sept minutes de ahanements entêtants de
Colours Fade.
De quoi se détruire la voix une dernière fois dans la chaleur de la Gaîté Lyrique, et fêter un concert historique, les noces de porcelaine d'un groupe que personne n'aurait imaginé être encore là vingt ans après, mais qui aura fait ce chemin plein de sérieux, d'abnégation, sans jamais cesser de se renouveler, ni de se donner soir après soir à un public qui en redemandera encore et toujours. Un chemin fait d'une amitié qui dure et qui dure entre Laura-Mary Carter et Steven Ansell, dans laquelle rien n'a changé si ce n'est les franges emo des débuts, alors que le duo salue la foule, s'embrasse, et que les yeux de tous brillent d'une humidité qui nous fait dire que c'est sans doute la pluie, et qu'importe qu'il y ait un toit au-dessus de nos têtes.
Vingt ans et vingt-deux chansons, comme si l'on avait mis un tout petit peu trop de bougies sur le gâteau, mais dieu qu'il fut bon de les souffler une par une, et de remercier encore une fois, malgré cet article déjà infiniment trop long, Blood Red Shoes d'exister dans nos vies.