La vie, une fable, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. Oui, aujourd'hui on cite Shakespeare, ou encore un très beau livre de William Faulkner, car plus encore que la vie, c'est le bruit et la fureur qui nous animent en ces derniers jours du mois de février. Les derniers jours de l'hiver, du froid mordant, des pluies glacées, et quoi de mieux pour s'en prémunir que d'aller s'enterrer dans le cœur même de la butte de Ménilmontant, dans l'antre de la peau de tigre et de la musique rock, à la Maroquinerie.

Et ce soir nous est presque proposé une double affiche, car ce sont
SHELF LIVES qui ouvrent pour les Lambrini Girls, SHELF LIVES déjà croisés sur un écran géant il y a deux ARTE Concert Festival de cela, et dont on avait un peu oublié l'existence, soyons honnêtes. Une carrière qui peine à décoller pour le duo noise-punk-rave quand tant d'autres groupes du même genre explosent depuis maintenant quelques mois, et un début de concert qui ne décollera pas beaucoup plus, la faute à l'effet toujours étrange d'une boîte à rythmes en live couplée à des premières chansons auxquelles il manque ce petit quelque chose pour réussir à démarrer la foule, un je ne sais quoi à prononcer avec l'accent anglais. Car oui, même si d'aucuns doutent en les voyant, SHELF LIVES ne sont pas des américains mais bien des anglais (à moitié certes, mais la jurisprudence Kills fera le reste), et on commence enfin à s'amuser quand Sabrina Di Giulio, chanteuse canadienne née à Toronto, annonce que la prochaine chanson sera pour les femmes.
Skirts & Salads crache et dégobille son grunge-ravy sur les pompes d'une foule qui se prend doucement à remuer, l'énergie de Sabrina passe enfin la frontière de la scène, Jonny Hillyard from Northampton envoie ses riffs de métal indus et enlève son t-shirt pour aucune raison, et l'on commence doucement à oublier qu'il n'y a que deux gusses et une boîte à rythmes qui nous font face depuis vingt minutes.
Mais le vrai tournant du concert sera la descente de Sabrina dans la fosse pour
I Don't Think I'll Go Out Today, une prise à partie du public qui met les nerfs en pelote, l'atmosphère montre les dents, électrique, la tension grimpe et le courant passe, les transfos explosent en des gerbes arquées étincelant dans les tons bleus pâle.
Where Did I Go? fait sauter toute la foule sur un énorme beat de club relevé au grunge,
Uncle Fred fait exploser un premier pogo suivi de près par celui de
Bite, et voilà que l'on se demande doucement mais sûrement, sans comprendre, pourquoi ces deux-là n'ont jamais dépassé le stade des premières parties. Et ce ne sont ni l'énorme puissance club de
KIDS ni l'ouragan punk
Fighting That Bitch qui apporteront des réponses au moulin de bras et de jambes qui s'agitent encore et toujours dans la fosse, un moulin de chaleur tournante qui aura monté le four à thermostat douze tout pile pour l'arrivée de celles qui mettent du mousseux sur les gaufres et du whisky dans la pâte à crêpes, j'ai nommé les
Lambrini Girls.
Phoebe Lunny et Lilly Macieira-Boşgelmez, accompagnées comme en studio par la batteuse Misha Phillips, se présentent et, puisque ce soir ces dames n'ont pas le temps de niaiser, nous non plus. Phoebe rentre en hurlant « qui est prêt à foutre la merde !? »,
Big Dick Energy est lancée et surprise, tout le monde étant prêt à foutre la merde, la fosse s'ouvre, Phoebe et Lilly viennent s'accroupir au milieu du public pour conclure la chanson avant de lancer
Help Me I'm Gay, et de retourner dans la foule pour faire l'école des fans LGBTQIA+. Micro en main, Phoebe demande à tous les soldats de la légion queer et gay de lever les bras pour en interroger quelques-uns au hasard : éclats de voix, acclamations, l'univers est conquis par la légion à la bannière arc-en-ciel, ne reste à faire plier que les gouvernements, et voici donc
God's Country qui s'envoie sur fond de glorieux « Macron démission ».
Un rythme de concert enchaînant sans discontinuer discussions avec le public et bombes punk de trois minutes au maximum, la basse de Lilly tonne et détonne, envahit la Maroquinerie du sol au plafond en passant par la cave et le grenier, Misha démonte ses toms dans le fond, Phoebe gratte sa guitare jusqu'au sang et hurle, hurle, hurle sur
Lads Lads Lads. Le lancement officiel du circle pit passé, tout le monde court en rond dans la petite fosse, Phoebe tombe déjà la chemise, le thermomètre monte à des températures que personne n'avait pensé à graduer, et sautant d'un sujet polémique à l'autre, il est désormais temps de parler de
Bad Apple et son « Officer, what seems to be the problem? ». Il y en a tellement, alors tout le monde chante que tout le monde déteste la police, les chants ACAB (« All Cops Are Bastards ») donnent l'impression d'être le premier mai, Phoebe se jette sur le cortège des manifestants jusqu'à s'élever en son centre, debout, les pieds sur les mains de la foule, et de lancer un nouveau circle pit autour d'elle en même temps que
Mr Lovebomb.
Une manœuvre qui renvoie aux grandes heures de Shaka Ponk (petit ange parti trop tard), suivie d'un speech introductif à
Filthy Rich Nepo Baby qui nous rappelle que faire de la musique une carrière est un privilège trop souvent réservé à une élite, à des gens qui n'ont pas à se préoccuper de gagner de l'argent chaque jour qui passe pour ne pas crever de faim ou dormir dehors. Une situation précaire dénoncée par de plus en plus d'artistes, de Lily Fontaine d'English Teacher à Sam Fender récemment, en passant par littéralement tous les petits groupes indépendants à qui vous pourriez poser la question. Le bordel est total,
No Homo est jouée live pour la première fois, et quel bonheur d'entendre la bombinette pop-punk s'éclater la gueule en skate contre les escaliers de la Maroquinerie, mais un bonheur qui ne doit pas nous faire oublier tous les abus, la masculinité toxique, et le patriarcat de service intrinsèques à l'industrie de la musique. « Y a des problèmes avec la scène musicale à Paris ? » : un nombre non-négligeable d'approbations et de cris, et une preuve de plus que partout il y a un problème, alors croyez les victimes, arrêtez de couvrir vos potes, et moins de
Boys In The Band s'il vous plaît. Surtout quand les Lambrini Girls nous prouvent à quel point le punk peut être bon et bien foutu une fois les genres mis de côté, bon, bien foutu et rapide, car nous voici déjà aux alentours de la fin.

Phoebe redescend dans la foule, remonte les escaliers de la salle jusqu'aux hauteurs du fond, et enclenche le show habituel
Craig David. « Quand je dis Craig vous dites David, quand je dis Lambrini vous dites Girls, et quand je dis Fuck vous dites... vous dites quoi en fait ? ». Macron, Bayrou, toute la clique y passe, Phoebe rejoint la scène et emporte avec elles la partie fémininste de l'assemblée avant que tout ce beau monde ne se jette sur la foule avec plus ou moins d'appréhension visionnaire. Mais tout cela n'est pas terminé, car il reste bien une chanson que toute la fosse voulait entendre, le fameux manuel de la connasserie, et comme Sabrina de Shelf Lives revient filer un coup de main pour apprendre à tout le monde quand hurler « cunty » pendant les couplets,
Cuntology 101 est envoyée dans les enceintes, Phoebe monte sur les haut-parleurs, Lilly, Misha, Sabrina et toute la foule dansent au son de cette hymne dub, punk, brat et féministe, avant que qui vous savez ne se jette une dernière fois dans la foule pour clôturer ce nouveau passage des Lambrini Girls à Paris.
Quelque chose comme le quatrième passage du groupe dans la capitale, avant un cinquième déjà planifié au Cabaret Sauvage en décembre, et une nouvelle preuve, s'il en fallait une, que les Lambrini Girls sont l'une des machines live les plus dévastatrices de la scène punk du monde et de l'univers. Un premier album
Who Let The Dogs Out qui rajoute de la diversité musicale à celle qui était déjà la frontwoman la plus énervée d'Angleterre, et un cocktail final avec moins de whisky mais plus de style, parfaitement dosé pour conquérir un public toujours plus nombreux. On ira donc évidemment les revoir en décembre, vous vous en doutez, et on souhaitera bonne chance à Shelf Lives pour faire décoller une carrière qui le mériterait, quand pendant ce temps des groupes comme Chalk ou Fat Dog remplissent des salles un peu partout. Et c'est ainsi que les pages se tournent et que se termine cette chronique, une chronique comme une fable, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur. Une chronique qui ne signifie rien, ou tout, ou quelques trucs par-ci par-là. Enfin, peut-être.