« Il y a pas que le punk à Dublin ! » : eh non, il y a aussi Villagers qui, depuis quinze ans, trace son petit bout de chemin avec maintenant six albums au compteur, tous plus divers les uns que les autres, et qu'il serait extrêmement déplacé de ranger sans autre forme de procès dans « folk » (ce sont les mêmes suscités qui rangent toute la nouvelle scène dublinoise dans « punk », mais on s'écarte du sujet). Aujourd'hui donc, Conor O'Brien ne pose pas ses valises dans sa bien-aimée Maroquinerie où il joue la quasi-totalité de ses concerts à Paris, mais à la Cité de la Musique, salle beaucoup plus similaire à celles qu'il remplit en Irlande, car s'il reste cantonné au cercle des initiés en France, il est chez lui beaucoup plus proche de la star qu'il mérite d'être.
De même que son compatriote de The Divine Comedy qui a joué tout son répertoire dans cette même salle il y a deux ans et demi, c'est en partie pour une certaine commémoration que cette salle est investie, à savoir les dix ans de son troisième album
Darling Arithmetic, dans le cadre d'une tournée caritative dont tous les profits seront reversés à Médecins Sans Frontières et la Dublin Simon Community, une organisation d'aide aux sans-abris. Célébration d'un album en adéquation avec la date mais pas forcément évidente tant chaque album de Villagers occupe une place unique et spécifique dans sa discographie, si bien qu'on ne pourrait pas dire « le seul et unique chef-d'œuvre de Villagers ». Pourtant, au fil de la soirée, ce choix va prendre un sens bien affirmé comme on y reviendra. En tout cas, au fur et à mesure que la salle se remplit de fans fidèles, mais aussi de bourgeois abonnés de la Philharmonie n'ayant visiblement aucune idée de qui va jouer ce soir (et qui auraient aussi bien pu aller voir une millième fois les 4 Saisons de Vivaldi, mais peut-être qu'on exagère), on ne peut s'empêcher de se dire que cette salle est quand même impressionnante et des plus adaptées à accueillir de grandes orchestrations.

Cette dernière remarque s'avère d'un intérêt bien limité étant donné que la première partie du set est donc consacrée à
Darling Arithmetic, joué en entier et dans l'ordre dans une configuration bien minimaliste : Conor O'Brien à la guitare, Kevin Corcoran au clavier et un peu de bidouillage électronique. C'est à l'image de l'album mais on se rapproche aussi des versions de l'album « live in studio »
Where Have You Been All My Life dont on garde un grand souvenir. Conor arrive très réjoui sur scène, pourtant on va assister à un concert bien différent de celui de la tournée du dernier album
That Golden Time et de sa fin déchaînée.
Dès le début du set, on sent que le cadre convient parfaitement au concert qui s'annonce. L'introduction avec
Courage donne éventuellement un second sens subtil aux paroles : « It took a little time to get where I wanted ». Cela fait effectivement longtemps que l'on suit Villagers et sa discographie remarquable, et c'est magnifique de voir ses chansons sublimées dans une telle salle. Le son s'avère absolument parfait pour faire ressortir toutes les nuances de l'instrumentation intimiste de l'album. Tout le concert joue ainsi sur cette corde ultra-sensible, où les moindres détails de la musique sont audibles avec une précision difficilement égalable, a fortiori pour l'album qui est probablement le plus à fleur de peau de Villagers.

C'est ce minimalisme révélateur et transcendant qui permet de tenir en haleine toute la salle, plongée dans une concentration extrême et qui accueille chaque petite variation d'instrumentation comme une brise délicate et pourtant chargée d'une intensité cataclysmique. De la richesse électronique cachée de
Everything I Am Is Yours ou
The Soul Sereine à la montée en puissance ultra-délicate au tambourin sur
Hot Scary Summer, c'est tout en nuances et en sensibilité que ces chansons parviennent à chaque fois à faire mouche et à laisser pantois. C'est aussi ce qui permet de faire redoubler de puissance la brutale accélération sur
Little Bigot, angoissante mais fédératrice notamment sur un break en fin de chanson qui met tout le monde d'accord. La douceur revient sur
No One To Blame, sans guitare, et sur
So Naive avec les petites lumières qui donnent à la salle une allure de forêt enchantée, toute en calme, luxe et volupté pour conclure magnifiquement la première partie du concert.
S'ensuit un entracte de vingt minutes où l'on croise beaucoup plus de vin rouge qu'à notre habitude (remarque, c'est pas plus cher que la Kro dans la plupart des autres salles), que l'on regrette presque tant l'atmosphère du concert était parfaitement en place, puis la deuxième partie du set consacrée au reste de la discographie de Villagers commence. Pas de changement de line-up, les deux mêmes vont revenir sur scène, ce qui peut dérouter vu le nombre de musiciens présents lors des dernières tournées, mais c'est sur cette deuxième partie que tout le talent de composition de Villagers va se révéler en réussissant à faire ressortir les nuances et spécificités des différents albums malgré les moyens du bord.

C'est d'abord un retour vers le premier album
Becoming A Jackal avec
Twenty Seven Strangers joué par le seul Conor O'Brien, avant que Kevin Corcoran ne revienne pour mettre principalement en avant leurs albums
The Art Of Pretending To Swim et
That Golden Time. Tout d'abord avec
Ada, chanson dédiée à la mathématicienne pionnière de l'algorithmie Ada Lovelace, puis
That Golden Time (la chanson) et sa montée d'intensité qui, une fois encore, force le respect. Les jeux de lumières donnent aux rideaux en arrière-plan une atmosphère à la Twin Peaks qui, volontairement ou pas, rajoutent une couche d'intensité et de d'étrangeté émotionnelle. S'ensuivent trois chansons de
The Art Of Pretending To Swim, dont
Fool pleine d'une ferveur religieuse bien personnelle qui pourrait faire sortir Pierre-Emmanuel Barré de son athéisme (non). L'album le plus complexe de Villagers est néanmoins restitué à merveille, nouvelle preuve s'il y en avait besoin du talent fou de compositeur et d'instrumentiste de Conor O'Brien.
Trick Of The Light, présentée comme « pop song » (« c'est vrai ») et
You Lucky One sont pleines de classe, avant que le classique
Nothing Arrived ne mette définitivement tout le monde d'accord. Seule chanson extraite d'
Awayland, mais qui reste l'un de ses plus grands succès et l'on comprend pourquoi vu les montagnes russes miniatures que constitue ce morceau de bravoure.
Rappel d'une seule chanson avec
So Simpatico, extraite de
Fever Dreams histoire qu'aucun album ne soit laissé pour compte dans cette soirée. Une chanson que l'on a appris à apprécier malgré sa béatitude qui tranche avec l'introspection torturée du reste du concert. Un concert assez parfait qui rappelle que Conor O'Brien reste l'un des meilleurs compositeurs de sa génération, et l'être depuis quinze ans mérite bien une apparition à la Philharmonie de Paris.