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Sleaford Mods

Key Markets

Sleaford Mods - Key Markets
Chronique Album
Date de sortie : 10.07.2015
Label : Harbinger Sound
3
Rédigé par Hugues Saby, le 21 juillet 2015
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La prise de bec du début d'année entre les Sleaford Mods et Noel Gallagher était bien plus qu'un simple coup d'éclat supplémentaire dans la carrière du Chief. D'autres groupes, notamment Kasabian, en ont d'ailleurs également pris pour leur grade. Non, cette engueulade par réseaux sociaux, concerts et webzines interposés était en réalité rien de moins que la version condensée d'un débat de fond et sans fin qui agite le rock'n roll depuis son apparition, à savoir l'opposition entre rockstars et représentants de la working class. Cette rageuse polémique n'est d'ailleurs elle-même que la transposition dans le milieu de la musique d'une question plus générale, qui traverse et fait s'entredéchirer la société depuis des siècles : celle de la lutte des classes. En gros : les nantis qui roulent en Rolls contre les besogneux qui suent dans les petites salles. Aïe aïe aïe, en sortira-t-on jamais ?

Résumé de l'embrouille : les Sleaford Mods sont énervés. Contre tout, tout le monde, tout le temps. Du coup, ils font de la musique pour cracher leur rage en pleine figure du gouvernement, des bourgeois ou plus simplement de tous ceux qui se trouvent sur leur chemin. On ne peut pas vraiment le leur reprocher vu la société dans laquelle nous évoluons, dont le niveau d'individualisme, d'aveuglement et de connerie donnerait des envies de meurtre à Aristide Briand. Et puis, ce genre de démarche n'est pas franchement nouveau. Le punk en est l'illustration la plus flagrante, tout le monde se souvenant encore presque quarante ans plus tard des Sex Pistols crachant et vomissant leur haine de la reine, de la monarchie, de la société, du futur et de tant d'autres choses. Ou des Clash, dont l'éthique à toute épreuve de Joe Strummer épinglait déjà les groupes bien établis de la trop vieille Angleterre. Nous sommes en 2015, et les Sleaford Mods s'en prennent à ceux qui représentent pour eux l'Establishment de la musique britannique, notamment Noel Gallagher et Kasabian, qui ont commis le crime suprême d'avoir oublié leurs racines en se coupant de leur milieu d'origine. Des traîtres à la cause en quelque sorte. Mais le problème, c'est que comme Marx, le groupe de Nottingham mélange tout, et commet une grossière erreur en opposant les classes et les gens. Car la réalité du rock'n roll, et de la vie en général, est complexe, et les frontières entre le bien et le mal dangereusement poreuses.
Première erreur : le rock'n roll, en soi, est déjà un gros fuck off à l'ordre établi, depuis toujours. Pas besoin d'arborer des épingles à nourrice et des croix gammées pour faire chier le monde. On a tendance à l'oublier, mais fut un temps, Elvis a été comparé au diable, et les bigots américains invitaient les foules à brûler ses disques. Avant de chanter leur bête Hey Jude, les Beatles ont mis le feu au monde en se comparant à Jésus Christ. Bien avant les concerts au Stade de France à 190 balles la place, les Rolling Stones étaient l'ennemi public n°1 de la police anglaise. À la fin de leur carrière, ces groupes n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec Olivier Besancenot ou les Bérus. Les exemples sont innombrables, et dépassent le simple cadre du rock. Prenez le hip-hop : avant de serrer la paluche à Barack Obama, Jay-Z était dealer de crack dans les rues de NYC. Bref, c'est comme ça : le rock'n roll est un modèle social parmi tant d'autres. Il change avec la société, et son essence même est d'avoir été inventé et perpétué par des jeunes gens qui s'ennuyaient, voulaient faire chier leur parents, et accessoirement se faire une place au soleil.
En ce sens, les Sleaford Mods sont stupides de reprocher à Serge Pizzorno de ne plus représenter la classe ouvrière de Leicester, dont il est issu. Et Noel Gallagher a raison de fustiger leur discours moralisant, en rappelant qu'il s'est fait tout seul, que Cigarettes & Alcohol était au moins un aussi gros « fuck you » que Jobseeker, et que le monde a besoin de héros, d'idoles, de rockstars. Marx avait commis la même erreur : le monde moderne et le capitalisme sont des saloperies de machines à injustice. Mais la plupart des mecs de vingt ans n'en a strictement rien à foutre, et ne pense qu'à une chose : s'amuser, picoler, sortir, et écouter la musique de ses idoles en rêvant de devenir comme elles. Ça fait peut être chier Jason Williamson et Andrew Robert Lindsay Fearn, mais c'est comme ça. Quant aux autres, ceux qui veulent changer le monde, ils écoutent surement Sleaford Mods, et c'est très bien.

Surtout, le discours du duo anglais (et du coup, mes palabres depuis le début de cette chronique) oublient une chose essentielle : le fun. Eh oui, la musique quoi. Que les Arctic Monkeys n'aient plus rien à voir avec les petits gamins de Sheffield et se prennent pour des megastars : on s'en branle. Leur dernier album est un chef d'œuvre, et c'est tout ce qui compte. Que le chanteur de Kasabian ne travaille plus en usine, on s'en tamponne : le seul critère sur lequel on devrait le juger, c'est celui de la qualité de ses compositions. Eh oui, Sleaford Mods : les gamins qui viennent en festival ne sont pas là pour prendre un cours de sociologie, mais plutôt des pilules, de la bière et s'éclater en écoutant de la bonne musique. Et pour le coup, je ne sais pas si vous avez jeté un coup d'œil au live du groupe à Glastonbury, mais franchement, je trouve ça pitoyable. Autant leurs disques ont plutôt de la gueule, y compris ce dernier opus Key Markets, avec ses samples de basse/batterie accompagnant plutôt bien et de manière très dynamique le sprechgesang gouailleur de Willimason. Autant sur scène, ils ont l'air de deux benêts, l'un s'excitant tout seul sur son micro, l'autre ne sachant pas quoi faire de ses os, puisque son seul boulot est d'appuyer sur « play » pour déclencher ses boucles, boire une bière de temps en temps et se dandiner clochement histoire qu'il se passe quand même un minimum de trucs sur scène.
C'est là le dernier problème que me pose un groupe comme Sleaford Mods. Il est bien beau de donner des leçons à tout le monde, mais avant de faire le catéchisme, il faut soi-même être irréprochable. En l'occurrence, quand on n'est pas fichu de jouer d'un instrument ni sur disque ni sur scène, on évite de balancer sa bile à la tronche d'un des plus grands guitar-hero et songwriter d'Angleterre, quand bien même il serait devenu l'un des richards les plus arrogants et ridicules qui soit. D'autant plus que si Key Markets est loin d'être un mauvais disque, il est tout de même dur de l'écouter en entier. Ici, la musique, c'est avant tout du texte craché sur des boucles répétitives, très similaires d'une plage à l'autre, voire d'un album à l'autre. Et franchement, ce n'est à la longue ni très créatif ni très passionnant, indépendamment du contenu plutôt drôle et malin des paroles.

Le nouvel album de Sleaford Mods soulève donc un débat plus intellectuel que musical. Ni franchement mauvais, ni révolutionnaire, Key Markets est un sympathique disque dans la plus pure tradition punk : un discours à vif et engagé (ou dégagé, c'est selon), une rage au cœur, et une musique plutôt basique pour les soutenir. Ça mérite la moyenne, voire un peu plus. Si ça vous plait, tant mieux. Je vous conseille toutefois de lâcher un peu vos bouquins de Bourdieu et de réécouter, au hasard, Definitely Maybe. Parce que comme dirait Laurent Voulzy : ça fait pas pipi loin, mais qu'est-ce que ça sonne.

« You say you want a revolution, well you know... »
tracklisting
    01. Live Tonight
  • 02. No Ones Bothered
  • 03. Bronx in a Six
  • 04. Silly Me
  • 05. Cunt Make it Up
  • 06. Face to Faces
  • 07. Arabia
  • 08. In Quiet Streets
  • 09. Tarantula Deadly Cargo
  • 10. Rupert Trousers
  • 11. Giddy on the Ciggies
  • 12. The Blob
titres conseillés
    Live Tonight, Silly Me, Face to Faces
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