Chronique Album
Date de sortie : 19.05.2023
Label : Matador Records
Rédigé par
Franck Narquin, le 24 mai 2023
Bar Italia est pour certains un célèbre café londonien du quartier de Soho, pour d'autres la dernière et sublime chanson de Different Class, le joyau britpop de Pulp. A Paris, c'est un tout nouveau disquaire niché à quelques pas du cimetière du Père Lachaise, regorgeant de galettes indie britanniques toutes plus appétissantes les unes que les autres et aux quatre coins du globe, le nom d'une palanquée de pizzerias ou autres trattorias arborant fièrement sur leurs murs des photos sépia de la tour de Pise aux encadrements rococos ou des maillots dédicacés du Pibe de Oro et de Roberto Baggio.
Pour les oreilles curieuses et averties c'était depuis deux ou trois ans un groupe de rock lo-fi expérimental issue de la nébuleuse Dean Blunt (leurs deux premiers albums sont sortis sur son label World Music), cultivant le mystère autour de leur identité et refusant toute interview ou session photo. Bien que les compositions débraillées et indolentes de leurs deux premiers opus manquaient un peu de consistance et fleuraient encore un peu trop la groupe d'étudiants en école d'art, on sentait déjà que ces anglais avait ce petit je ne sais quoi que d'autres n'ont pas, cette aisance naturelle qu'on pourrait appeler le sens inné du cool.
Après des débuts très (trop ?) prolifiques, bar italia marquèrent une pause durant l'année 2022 en ne sortant que trois singles (Banks, miracle crush et Polly Armour) qui annonçaient déjà la nouvelle orientation prise par le groupe et laissaient ainsi entrevoir les prémices de sa fulgurante chrysalide. Si les anglais avaient jusqu'ici démontré ar leur capacité à déconstruire leurs chansons, ils prouvaient alors qu'ils savaient également en composer, et de sacrément bonnes de surcroît, sous haute influence early-90's.
On découvrait également qui se cachait derrière le pseudo bar itlalia, à savoir un trio composé de l'italienne Nina Cristante (aka NINA) et des anglais Jezmi Tarik Fehmi et Sam Fenton (à eux deux, Double Virgo), la première ayant sorti ses premiers morceaux également chez World Music, collaborant régulièrement avec Dean Blunt, et les seconds sur PLZ Make It Ruins, la petite boutique de Vegyn, ce jeune producteur prodige que la terre entière s'arrache et à qui on ne cesse de tresser des louanges dans ces pages. Soit en deux mots, l'underground et l'avant-garde de la scène musicale londonienne des années 2020.
Si Tracey Denim est présenté comme leur troisième LP, celui-ci devrait plutôt être considéré comme leur véritable debut album, les précédents s'apparentant plus à des mixtapes, voire à des galops d'essai où le groupe expérimentait à loisir et cherchait sa voie avec toute la liberté possible dont une jeune combo peut rêver. En signant chez Matador Records, dont le catalogue regorge d'œuvres majeures les ayant très clairement influencés, bar italia le savaient, maintenant était venu le temps de prouver au monde ce qu'ils valaient vraiment et plus seulement ce qu'ils pourraient potentiellement valoir. Ce disque relève-t-il ce défi ? Oh que oui ! Il le relève totalement, tendrement, tragiquement. Inévitablement, Il en laissera quelques-uns de marbre, indifférents à ce qu'ils considèreront comme un simple revival 90's ou en agacera d'autres, atterrés par ces voix souvent fausses (en apparence), cette morgue arty ou cette arrogance crasse. Peu importe qu'il puisse inspirer à certains un tel mépris, car nous, nous aimons Tracey Denim pour deux. Nous l'aimons totalement, tendrement, tragiquement.
Avec ce titre en forme de jeux de mot pour happy few et d'hommage (ou de moquerie, on ne sait jamais avec ces trois-là) à Tracey Emin, artiste appartenant aux mouvement des Young British Artists, ces anciens élèves du Goldsmiths College de Londres font main basse sur l'art contemporain à la fin des années 90, dont le plus célèbre représentant fut Damien Hirst qui se partagera même quelques années plus tard avec Jeff Koons le monde de l'art dans le grand roman français de ce premier quart de siècle.
Au gré des quinze titres de Tracey Denim, on peut s'amuser à chercher les influences voire les emprunts à un nombre incalculable de groupes de rock indé du début des années 90. Pour autant, bar italia ne tombent jamais dans le simple revival ou la relecture post-moderniste second degré et semblent au contraire avoir parfaitement infusé l'esprit de cette époque pour en livrer une version actuelle qui ne sent pas un quart de seconde la naphtaline. L'étiquette grunge qui leur est parfois accolée nous semble peu pertinente et fait plus référence à une période qu'à un style musical. Si on devait les décrire, on aurait envie de dire que les trois membres de bar italia pourrait être des personnages d'un film de Hal Hartley, de jeunes gens arty et branchés cherchant à la fois à faire avancer leur art tout en conservant un éternel esprit d'amateurs.
Le charme imparable de cet album d'apparence humble tient à une recette simple, jouer de grandes chansons de la manière la plus détachée possible, comme l'ont fait avant eux Daniel Johnston ou The Vaselines, les idoles de Kurt Cobain. On pourrait facilement pointer les limites vocales du groupe, ses approximations musicales ou sa production sommaire pourtant tout ceci est ici parfaitement pensé, maitrisé et exécuté et si le labeur ne se fait pas sentir c'est que le groupe ne porte pas son talent en bandoulière et ne cherche jamais l'épate facile.
Du piano ivre de guard qui ouvre le disque aux nappes de maddington qui le clot, Tracey Denim enchaîne à un rythme effréné les pépites, tantôt exaltantes (punkt, yes i have eaten so many lemons yes i am so bitte, friends), tantôt envoûtantes (Nurse!, Missus Morality, best in show), toujours passionnantes, et s'impose déjà comme un sérieux prétendant au titre de meilleur album de l'année... 1993.